L'artisanat au théâtre

Tapis dans l’ombre des coulisses, des artisans mettent leur talent au service de la vision d’un artiste. Au Théâtre National de Strasbourg (TNS), les ateliers sont un lieu d’expérimentation, où on ne crée jamais deux fois la même chose, où l’on avance avec son temps et où l’on subit aussi de plein fouet la crise des budgets de la culture. Plongée dans un monde magique menacé par une certaine logique économique.

Les atelier de construction de décors du Théâtre National de Strasbourg. Photos : Christophe Urbain
Les atelier de construction de décors du TNS. Photos : Christophe Urbain

Travailler pour la scène, c’est construire un monde. Et le construire collectivement. En très très résumé, au théâtre ça marche comme ça : le metteur en scène donne la vision générale, le scénographe-costumier, quand il y en a un, lui donne forme, les ateliers la bâtissent. Cette saison, les ateliers costumes, décors et accessoires travaillent sur 10 productions, dont deux créations maison, des coproductions et trois spectacles de l’école (on y reviendra plus tard). Ils emploient quinze personnes, accessoiristes, habilleuse, coupeuse, serrurier, menuisier, peintre, tapissier, sans compter les techniciens du son, de la lumière, de la vidéo, et la régie plateau… Moins qu’à l’opéra, où les plateaux sont bien plus peuplés et où l’on trouve encore des perruquiers ou des bottiers, mais plus que dans beaucoup de théâtres, qui ne bénéficient que très rarement d’ateliers.

L'atelier de création de costumes du Théâtre National de Strasbourg - Photo : Pascal Bastien
L'atelier couture et habillement du TNS - Photos : Pascal Bastien

« Nous sommes au service d’un texte et d’une vision »
Élisabeth Kinderstuth, responsable de l’atelier couture
et habillement du TNS.

En ce moment [en février 2020, ndlr], tout ce monde est mobilisé par les projets des élèves de 3e année. Car la particularité du TNS, donc, c’est d’intégrer une école. Des élèves comédiens, metteurs en scène, régisseurs et scénographes, qui bénéficient de précieux outils pour expérimenter et donner corps à leurs premières visions. Qui en profitent pour apprendre et parfois mettre le paquet sur la prod’. Parce qu’après, ils le savent bien, quand ils intègreront le monde professionnel, ce ne sera plus la même limonade… Louise Digard, élève scénographe-costumière, travaille sur Duvert. Portrait de Tony, la mise en scène de son camarade du groupe 45 Simon-Élie Galibert. Elle vient à l’atelier costumes tous les jours. Ce matin-là, on s’y affaire sur les insectes, cinq mouches toutes différentes. Il y aura aussi des vêtements 70’s, que Louise a voulu historiquement ad hoc. Elle a tenu à teindre elle-même une veste en velours côtelé qu’elle voulait d’une couleur très précise – noir avec des reflets verts – pour une scène et une lumière précise. Elle a aussi décoloré le tissu vintage du tablier que porte un personnage, pour qu’il se détache davantage du fond de scène. Flavio, le stagiaire de 3e qui nous accompagne ce jour-là, est épaté : « Je ne pensais pas qu’il fallait tout ça !… » « Le but, c’est que cela disparaisse, nous disait quelques jours auparavant Philippe Berthomé, éclairagiste et responsable des formations techniques à l’école. Et que cela crée une émotion chez le spectateur. » Des créateurs de visibles invisibles, « au service d’un texte et d’une vision, rappelle Élisabeth Kinderstuth, responsable de l’atelier couture et habillement du TNS. Le scénographe décide, on propose. »

Proposer des solutions pour faire apparaître cette vision d’artiste, c’est le rôle de tous ces artisans des ateliers. C’est là que les dizaines de spectacles sur lesquels ils ont travaillé sont une ressource précieuse et unique. « Notre force, c’est que nous faisons toujours des prototypes », résume Jean-Jacques Monier, directeur technique. « Des fois, on est vraiment obligés de se creuser les méninges, confirme Alain Storck, tapissier décorateur. Pour un spectacle [on ne saura pas lequel, il a une mauvaise mémoire des titres, nldr], je devais coudre des poches en plastique où il y avait de l’eau, et il ne fallait pas que ça fuit. J’en avais une centaine à faire, c’était un sacré truc ! » Sa plus belle réalisation, pour lui, c’est un plafond entièrement capitonné pour un spectacle dont il a là aussi oublié le nom. Et puis, quand même, les bannes à neige qui recouvraient Stanislas Nordey de poudreuse dans Qui a tué mon père d’Édouard Louis (c’est nous qui avons retrouvé le titre). « Quand le spectacle a été présenté à La Colline à Paris, ça leur a beaucoup plu et ils en ont voulu 7 de 15m. Ils n’avaient pas de tapissiers qui pouvait faire ça, alors c’est quand même une fierté personnelle. »

« Il faut beaucoup d’ingéniosité pour faire tout ça. La machinerie de théâtre, c’est plein de petites astuces formidables, pour monter, démonter, prendre des repères. Chacun a les siennes, et ça, ça se rapproche pas mal de l’artisanat. »
Philippe Berthomé, éclairagiste et responsable des formations techniques.

« Il faut beaucoup d’ingéniosité pour faire tout ça, admet Philippe Berthomé. La machinerie de théâtre, c’est plein de petites astuces formidables, pour monter, démonter, prendre des repères. Chacun a les siennes, et ça, ça se rapproche pas mal de l’artisanat. » Pour Jean-Jacques Monier, ça vaut aussi pour la partie technique : « La grande qualité d’une équipe, c’est son sens de la débrouille. Quand vous êtes au fin fond de la Slovaquie, qu’il vous faut 40 circuits et que vous n’en avez que 14, vous vous débrouillez. » Trouver une solution n’est pas en option. Il cite en exemple la dernière création de Stéphane Braunschweig, Nous pour un moment, présenté à Strasbourg en janvier, dans laquelle il y avait sur scène un bassin d’eau avec une tournette (un plateau tournant) et de l’électricité, donc. Un gros montage, reconnaît-il, mais ça a été possible.

Parfois, c’est un peu acrobatique. Jean-François Michel, menuisier et responsable de l’atelier composite, se souvient d’un autre spectacle de Stéphane Braunschweig, Brand, créé en 2005 alors qu’il était directeur du TNS, de cet immense chemin blanc avec « la virgule qui se lève à la fin ». Une vraie prouesse technique mais sans directeur technique : l’équipe s’est « démerdé à la one again. » Un décor comme celui-là, aujourd’hui, ils ne pourraient plus le faire. Cette surface blanche et mate a été peinte et poncée des dizaines de fois pour un rendu parfaitement lisse sous les lumières. « On n’arrive plus à faire de surfaces plates car on doit travailler avec des peintures ignifugées, pour des questions de sécurité. C’est des produits de merde ! J’en ai parlé au Conseil d’administration, pour que le ministère soit au courant. Les normes ne sont pas suivies par le matériel. »

Dans l’atelier costume, Louise Digard, élève scénographe, travaille sur le spectacle de son camarade Simon-Élie Galibert. Photo : Pascal Bastien
Dans l’atelier costumes et habillement, Louise Digard, élève scénographe, travaille sur le spectacle de son camarade Simon-Élie Galibert. Photos : Pascal Bastien

« Les élèves aiment bien les nouvelles technologies mais ils aiment bien que je leur parle des anciennes lanternes magiques. Ils ont les mêmes yeux qui brillent, et ont conscience qu’il faut aussi aller chercher dans le passé. »
Philippe Berthomé, éclairagiste

Les normes, c’est un des facteurs qui font aujourd’hui évoluer le travail des artisans. La technique aussi, évidemment. « L’arrivée de l’informatique a bouleversé les manières de faire, explique Jean-Jacques Monier, au niveau du son, de la lumière, l’arrivée de la vidéo et des moteurs informatisés sur le plateau. » « Aujourd’hui, je ne sais pas si je ferais ce métier, complète Philippe Berthomé, l’éclairagiste. Je ne trouve pas l’ordinateur sexy du tout. On comprend tous vite ce que font les outils, mais on n’a pas envie de se prendre la tête à apprendre à les faire marcher. On ne s’amuse pas avec ces trucs qu’il faut mettre à jour tout le temps. On n’a pas le temps d’apprendre à faire marcher ces logiciels qui changent tous les ans. Ils ont tendance aujourd’hui à prendre la main, avec un risque d’uniformisation, lié au manque de temps. »

Parfois, évidemment, la technique leur simplifie la vie – les matériaux composites rendent les structures plus légères, les machines à fumer permettent des effets inédits – mais il faut faire le tri. « On a bien fait des essais avec des imprimantes 3D, indique Jean-Jacques Monier, mais ça ne correspond pas à notre utilisation. C’est trop technique, ça manque d’âme. Un objet c’est comme un visage, ce qui est beau c’est l’imperfection, la petite chose qui est décalée. » Philippe Berthomé, lui, n’a pas cédé à la mode (un peu passée) qui consistait à éclairer un plateau grâce à la vidéo. « Le grain n’est pas le même. La lumière c’est aussi un angle, alors qu’une vidéo éclaire de face. » Lui reste fidèle aux lampes traditionnelles, aux bougies et à la chaleur qu’elles créent sur scène, aux ombres. « Les élèves aiment bien les nouvelles technologies mais ils aiment bien que je leur parle des anciennes lanternes magiques, explique-t-il. Ils ont les mêmes yeux qui brillent, et ont conscience qu’il faut aussi aller chercher dans le passé. » « Après, conclut Jean-Jacques Monier, le théâtre, ça reste un comédien sur un plateau. Tout peut disparaître, sauf ça. Et c’est sa force. Quand le cinéma, la télévision, internet sont arrivés, à chaque fois on pense qu’il va périr, et pourtant il est toujours là. Cette fragilité c’est sa force. »

Les ateliers de construction de décors du Théâtre National de Strasbourg - Photos : Christophe Urbain
Les ateliers de construction de décors du TNS - Photos : Christophe Urbain

« Le théâtre, ça reste un comédien sur un plateau. Tout peut disparaître, sauf ça. Quand le cinéma, la télévision, internet sont arrivés, à chaque fois on pense qu’il va périr, et pourtant il est toujours là.
Cette fragilité c’est sa force. »

Jean-Jacques Monier, directeur technique

Parfois, ça change parce que c’est une question de mode. Elisabeth Kinderstuth regrette ainsi de faire moins de costumes historiques, elle qui était venue au théâtre pour ça. « C’est quand même magique, le volume de tissu et ces étoffes qu’on n’utilise pas tous les jours. » Elle en a bien créé pour Les Liaisons dangereuses mises en scène par Christine Letailleur en 2015, mais les metteurs en scène privilégient, même pour des textes du répertoire, des costumes moins connotés, voire contemporains. Au-delà de ce regret personnel, le costume est moins important qu’à une époque, constate-t-elle. Les scénographes, et parfois les comédiens eux-mêmes, récupèrent beaucoup de vêtements de ville. « En fait, il faudrait éduquer les metteurs en scène à ce que représente le costume. Jean-Pierre Vincent, Jacques Lasalle, Alain Françon travaillaient tous avec des costumiers. Certains comédiens disent que ça leur sert, qu’ils trouvent une posture dans leur costume. »

Il est clair que l’époque est à la frugalité, pour des questions esthétiques et éthiques certainement, mais aussi financières. Même dans une maison comme le TNS. « Les budgets sont beaucoup plus serrés, confirme Philippe Berthomé, et on n’a presque plus de temps pour la recherche. Faire de la lumière, c’est beaucoup chercher. Quand on n’a plus le temps de se retourner, le résultat peut en pâtir. On rend des choses de routine, on sélectionne les mêmes projecteurs, les mêmes couleurs… » « Avant on faisait un devis à l’administration, précise Élisabeth Kinderstuth, maintenant l’administration nous donne une somme sans savoir ce qu’il y a à faire. Et parfois ça ne colle pas toujours avec ce que veut le metteur en scène. » Et de conclure : « Aujourd’hui, c’est la compta qui gère le théâtre. » Alain Storck, le tapissier-décorateur, se souvient qu’en 1988, quand il a commencé, il y avait sept créations maison par an. « On était trois, un au plateau et deux à l’atelier. Là, ça fait depuis 2004 que je suis tout seul.» Et à la fin de l’année, lorsqu’il partira à la retraite, il ne sait pas s’il sera remplacé, puisque personne n’est encore arrivé à l’atelier pour être formé.

Ces compétences-là, que chacun se forge au fur et à mesure de sa carrière puisqu’il n’existe pas de formation aux décors de théâtre, risquent d’être perdues. Jean-François Michel, le menuisier, a la même inquiétude. Lui aussi pourrait partir à la retraite dès à présent, et pourtant, personne dans l’atelier pour prendre le relais. Celui qui lui succèdera devra repartir de 0. Économies de bout de chandelle, nous laisse-t-on entendre, en évoquant encore une fois le chantier de Notre-Dame de Paris (visiblement un sujet de conversation prégnant), où les charpentiers formés à ce type de structure manquent cruellement, la faute à une absence de transmission. « C’est ça quand on gère un état comme on gère une épicerie », lâche Jean-François Michel. Comme beaucoup de ses collègues, il est particulièrement heureux de travailler avec les élèves de l’école : « Ils ont envie de découvrir, et on est obligé de découvrir avec eux. Ils n’ont pas peur, et pour moi c’est primordial. » Parce qu’ils croient encore à la possibilité de construire collectivement. Nous aussi.


Par Sylvia Dubost
Photos Pascal Bastien (ateliers costumes) et Christophe Urbain (atelier décors)