Sam Shepard & Johnny Dark, chercheurs
d’âme

Constatant l’absence de traduction française de la correspondance sur une période de 40 ans entre Sam Shepard et Johnny Dark, Dominique Falkner s’est lancé dans l’aventure qui aboutit à une édition française parue chez Médiapop. Récit.

Couverture Shepard Mediapop éditions
L'ouvrage est présenté le jeudi 24 mars à 17 h, à la librairie Kléber à Strasbourg, et le vendredi 25 mars à 19 h, au cinéma Le Palace à Mulhouse.

C’est l’histoire de deux hommes, amis pour la vie : Sam Shepard et Johnny Dark. Ils s’écrivent pendant près de quarante ans des centaines de lettres dans lesquelles ils se racontent au quotidien, sans détour : ils se disent leurs joies, mais aussi leurs doutes avec une sincérité désarmante. De leurs échanges, naît l’une des correspondances parmi les plus troublantes qui soient. Comme le titre américain l’indique – The Two Prospectors –, ils se mettent en quête, non pas d’un gisement d’or mais plutôt l’un de l’autre. « Dans leurs lettres, ils sont chercheurs d’âme », précise avec poésie Dominique Falkner, restaurateur à Key West, en Floride, par ailleurs auteur de romans et d’un carnet de voyage.
Cette correspondance, Dominique la découvre dans sa version originale américaine dès sa sortie en 2013. Depuis qu’il s’est installé aux États-Unis en 1986, il s’est familiarisé avec l’œuvre de Shepard dont il lit les pièces de théâtre, nouvelles et poèmes au fil des publications. Avec le dramaturge à la renommée grandissante, il se sent une familiarité qui lui sert de guide dans son exploration du pays, à New York  puis à Chicago, et enfin à Key West. « Auparavant, en France, je n’avais jamais entendu parler de lui, relate-t-il. Très vite, il devient l’un de ces auteurs que je suis avec assiduité. » La correspondance confirme son attachement. Il la lit une première fois, y revient sans cesse et en fait son livre de chevet. Prosélyte, il la recommande à un ami en France qui lui répond : « Mais le livre n’est même pas traduit ! » Un manque qu’il souhaite combler. Comme il a déjà vécu en tant que traducteur l’aventure d’une publication en 2001, celle du poète amérindien Mark Turcotte [Le Chant de la route ; et autres poèmes, chez la Vague Verte], il soumet l’idée d’une traduction à un éditeur. Il se tourne vers les éditions Médiapop dont il apprécie « les textes hybrides, ouvrages de photos ou publications à la marge ». Philippe Schweyer, l’éditeur mulhousien se montre vivement intéressé et acquiert les droits pour cette première traduction française. Dominique Falkner l’affirme : « Cette correspondance est primordiale pour la compréhension de l’œuvre de Sam Shepard. » Elle éclaire la genèse de ses œuvres durant quatre décennies, relate la douloureuse séparation d’avec O-Lan, la première femme de Sam, en l’occurrence la fille de Scarlett, l’épouse de Johnny – ce qui fait de ce dernier l’ami mais aussi le beau-père du dramaturge –, son amour éperdu pour Jessica Lange« Sam Shepard n’a jamais écrit ses Mémoires, même si ses livres sont truffés d’allusions à sa vie. Dans les lettres, il se révèle. On le découvre en temps réel en train d’écrire ses pièces ou de jouer dans ses films. » 

« Johnny, l’ami, devient autant un frère qu’un père »

Au fil des pages, on sent une gradation dans les questionnements réciproques des deux épistoliers qui rivalisent d’affection l’un pour l’autre. Johnny parle à l’égal de Sam, il lui manifeste une admiration lucide, se montre compréhensif, y compris quand il sent son ami capable de multiplier les passages à l’acte. Il le renseigne sur sa famille, sa femme et son fils Jesse et lui sert parfois d’intermédiaire. On se rend compte au fil des conversations qu’il devient en quelque sorte un père de substitution pour Sam – il est de fait son beau-père –, attentionné et généreux, mais sans chercher à l’être véritablement, la différence d’âge n’étant que de quelques années. Dominique le confirme : « Oui, on peut le dire ainsi : Sam a toujours souffert d’avoir ce père colérique et peu soucieux de sa personne. Johnny, l’ami, devient autant un frère qu’un père. »
On le sait, certaines lettres ne figurent pas dans la sélection. Pour autant, l’intimité – voire l’honnêteté est là – avec des lettres livrées quasiment sans retouche. Dominique précise : « Johnny n’a rien réécrit effectivement, Sam non plus, à quelques rares exceptions près. Il avait cependant longuement hésité à les publier ainsi. » Pour la traduction, était-il si aisé de distinguer les deux langues ? Selon Dominique, et on le constate à la lecture, « tous deux parlaient à peu près la même langue ». Tout au plus, doit-il se familiariser avec une pratique de l’argot américain, née dans les années 50 ou 60 et des expressions empruntées à l’univers des poètes Beat que les deux hommes convoquent malgré eux. 

« Sam est un peu plus dans la retenue que Johnny, mais il finit par dire les choses. On sent la confiance qui les lie, ils sont si proches depuis longtemps ! » Ce qui transparaît de la manière la plus manifeste, c’est leur amitié, une affection réciproque débordante. « Oui, c’est incroyablement fort, et ça dure jusqu’à la fin, confirme Dominique. Ils sont restés liés de manière indéfectible, malgré la célébrité de Shepard et les différences de conditions de l’un et de l’autre. » Pour les bénéfices de la traduction, Dominique a eu l’occasion de s’entretenir avec Johnny à maintes reprises, parfois même à un rythme soutenu, afin de préciser le sens de l’une ou l’autre tournure et d’obtenir des informations sur les situations vécues. « C’était étonnant pour moi : j’avais la correspondance sur la table et je recevais quotidiennement des mails de Johnny. » 

Une suite à paraître

Dominique a mené une enquête soignée pour se montrer précis et rendre ainsi un bel hommage au dramaturge disparu en 2017. Il en résulte une traduction sensible et respectueuse. Précise au point que l’on mesure combien ces échanges étaient essentiels à la vie de Sam. Johnny est l’ami, certes, mais il est plus que cela : il devient autant confident que confesseur, celui qui sans le sermonner l’amène à s’interroger, toujours avec tact et élégance. Ce qui est peut-être le plus touchant ; c’est ce qui amène Sam à se livrer comme il le fait au cours de leurs échanges nourris, dans sa plus parfaite nudité et avec une honnêteté parfois troublante. Non sans une pointe d’humour et un sens de l’autodérision qu’ils partagent ensemble.
Vu le volume conséquent de lettres figurant dans la version originale, la traduction était prévue sur une période d’un an et demi, mais Dominique l’a menée en « sept à huit mois ». Si bien qu’il s’attache désormais à un nouveau projet éditorial, très complémentaire, dans la mesure où il écrit un nouvel ouvrage sur les derniers mois de la vie de Shepard. Grâce à la complicité de Johnny et par l’intermédiaire de Jesse, il accède à de nouvelles archives précieuses, jusqu’alors inexploitées, qui suivent la publication de la correspondance au cours des années qui vont de 2014 à 2017. Il découvre des photos, des lettres inédites et des échanges nombreux entre les deux hommes, notamment sous la forme de conversations enregistrées. De son propre aveu, cet ouvrage, il l’écrit d’abord en anglais. Mais on suppose par avance le plaisir qu’il aura à le traduire lui-même, ce qui offrira non seulement une extension à la correspondance existante, mais une nouvelle merveilleuse plongée au cœur de l’univers shepardien. 


Sam Shepard & Johnny Dark, correspondance 1972-2011, éditions Médiapop, 432 pages, 29 €.
Philippe Schweyer et Dominique Falkner présentent leur ouvrage le jeudi 24 mars à 17 h, à la librairie Kléber à Strasbourg, et le vendredi 25 mars à 19h h, au cinéma Le Palace à Mulhouse avec la projection des Moissons du ciel.


Par Emmanuel Abela