Jean-Pierre Vincent, metteur en scène qui regardait toujours vers l'avant
Directeur du TNS et de son école de 1975 à 1983, le metteur en scène Jean-Pierre Vincent n’a jamais cessé d’y revenir, avec ses spectacles et pour les élèves. Embrassant tout à la fois son amour de la transmission et celui voué à L’Orestie d’Eschyle, il avait présenté en 2019 avec le Groupe 44 de l’école, le fruit de trois années de travail dans une mise en scène à son image : intense et généreuse. Jean-Pierre Vincent s’est éteint le 4 novembre à l’âge de 78 ans.
C’est vraiment un plaisir de vous retrouver à Strasbourg ! Pour moi aussi ! Mais je suis revenu régulièrement avec mes spectacles, et aussi à son École. Il y a un attachement géologique, sentimental à la ville et la région. Je suis venu tout enfant en Alsace, mon père avait fait la « drôle de guerre » en 39, à Eguisheim, et nous y sommes souvent revenus. Et puis le hasard, probablement pas tout à fait, a voulu que ma vie revienne ici. J’étais arrivé au terme d’une activité de compagnie avec Jean Jourdheuil et je voulais faire quelque chose de fracassant dans un théâtre national. C’est pour cela que j’avais voulu transformer le Théâtre national de Strasbourg en TNS, parce que nous avions été candidats au TNP, et nous ne l’avions pas eu. Alors j’ai dit : « Le TNS sera aussi fort que le TNP ! »
Et ça a marché ! Éprouvez-vous de la nostalgie ? Je n’ai aucune nostalgie de rien. Je regarde toujours vers l’avant. Le passé, bien sûr, je le reconnais, il me plaît, il me remplit mais c’est l’avenir qui m’intéresse, c’est L’Orestie, le spectacle le plus difficile que j’ai eu à faire depuis le début de mon aventure théâtrale.
La tragédie grecque oblige l’acteur à une pureté de jeu particulière. Oui, mais cela dépend beaucoup du texte français qu’on joue. Les traductions que nous avons visitées étaient un peu vieillottes, universitaires, très scrupuleuses mais pas très théâtrales. Les traductions modernistes elles aussi sont aventureuses, parce qu’au fond les grands traducteurs d’aujourd’hui ne se prennent pas pour rien, et ça extrapole beaucoup. Nous cherchions une traduction vigoureuse et vivante et nous avons rencontré celle de Peter Stein. C’est d’ailleurs un très grand succès de librairie en Allemagne. Les étudiants se ruent dessus parce qu’ils comprennent quelque chose. Donc Bernard Chartreux[dramaturge et complice de très longue date, ndlr] a traduit la version de Stein, à la fois littérale et poétique. Elle dit les choses qui sont dites, vraiment. En cela, on apprend beaucoup, sur l’histoire de la pensée, sur l’histoire des idées, de ce début athénien du Ve siècle qui nous fait nous retrouver par moment nez à nez avec notre actualité.
À propos de son film Carnets de notes pour une Orestie africaine, Pasolini disait qu’il s’était précipité sur le texte d’Eschyle « en le dévorant telle une bête, tranquillement, à la manière d’un chien qui se jette sur un os ». Je ne sais pas si ce sont mes longues études de latin et de grec, mais ça ne m’impressionne pas, je me sens chez moi. Je crois que je suis dans une attitude assez placide et je regarde la violence des altercations entre les personnages avec le plus grand sérieux et le plus grand humour. Je suis dedans et je regarde dehors. Je ne veux pas actualiser L’Orestie. Ça n’est pas une pièce d’aujourd’hui, ça ne raconte pas les histoires d’aujourd’hui mais ça cogne avec certaines. Je suis un observateur, je découvre tous les jours dans les vers quelque chose que je n’avais pas vu et je veux que mes contemporains comprennent ce qu’il y a, dans l’os, justement !
Il y a une résonnance avec notre démocratie troublée… C’est une trilogie de la transformation. Ça passe d’une ère historique à une autre. Et cette autre, dans les Euménides, est en train de naître, et elle est contradictoire. Athéna vote pour l’homme, il y a une donc destruction du matriarcat et en même temps un progrès pour l’humanité. Comme tous progrès de l’humanité, il a son revers, c’est très actuel ça ! Après le dernier filage, je me disais que c’était en fait un conte noir pour enfants.
Mais qui a teneur politique, au-delà du mythe. Mais les enfants sont très politiques !
Le théâtre, c’est la parole qui crève le silence.
Qu’est-ce qui vous impressionne ? Les silences. Je demande à mes acteurs d’être le plus concret, le plus au ras de la vie possible, et en même temps, de ne pas parler tout le temps, parce que le silence communique, surtout après une phrase. Le théâtre d’aujourd’hui ne joue pas assez avec le silence, alors que tout part de là. C’est la parole qui crève le silence. Et l’encaissement de cette parole dure quelquefois un millionième de secondes : c’est l’art du dialogue. C’est là que le texte prend vie, sinon il devient une sorte de chant culturel qui n’est pas intéressant.
Certains auteurs contemporains vous tiennent-ils à cœur ? Pas en France en tout cas, j’en suis désolé. Mais en Angleterre, ou en Allemagne oui. Mais il y a eu cette triade merveilleuse, Koltès, Lagarce, Gabily… Il y a Olivier Py, son adaptation de la tragédie grecque a été un magnifique travail. Le problème de la réalité d’aujourd’hui est qu’elle est momentanément rendue illisible par le pouvoir financier mondial et qu’il faudra un ou plusieurs poètes pour lire ça. Les discours politiques actuels ne servent rien, ne mènent à aucune action. Les prochaines années vont être très difficiles, j’espère beaucoup en les jeunes gens qui manifestent mondialement pour le climat, qui peuvent peut-être, avec les syndicats qui renaîtraient, créer une nouvelle Internationale… [Rires]
Êtes-vous inquiet ? Je suis inquiet par le fait que nous soyons dans une crise systémique en France qui a commencé du temps de Sarkozy et qui s’aggrave considérablement par les diplômés qui arrivent au ministère de la culture, les doctorants qui n’aiment pas le théâtre et dont le seul souci est de faire des économies. Ça ne les concerne plus, parce qu’ils sont dans un espace de destruction de la pensée et de l’esprit. Il ne faut plus que les gens pensent alors on raconte des trucs aux Gilets jaunes pour les emballer mais eux n’ont pas les moyens, la formation pour répondre au capital financier. Nous sommes dans un système de tyrannie soft.
Vous qui êtes tant dans la transmission, dans l’accompagnement, quel est votre regard sur le métier d’acteur ? Il a beaucoup changé. On le sait, la télévision, le cinéma utilisent les jeunes acteurs comme kleenex. Mais le problème est plutôt du côté de la décentralisation. Dans les écoles se forment des groupes, qui eux se forment en compagnies, trop nombreuses pour les volontés du ministère et de la présidence de la République. On est aussi dans une crise de récit par rapport aux réalités difficiles à percevoir de la planète. J’ai été très frappé, très conditionné par l’idée que notre théâtre, avec toutes ses transformations successives, durait depuis 2500 ans. Je sentais bien, déjà dans les années 60-70, que quelque chose pouvait se détruire, s’oublier, et j’ai eu un besoin instinctif de passer la main, de dire des choses, pour que les gens sachent d’où ils viennent et qu’ils ne sont pas nés de la dernière averse. À beaucoup de moments de l’histoire du théâtre européen, on est revenu à la tragédie grecque pour se ressourcer. Il y a eu beaucoup d’excès de mise en scène et la génération Nordey-Py a resimplifié la représentation du théâtre, à quelque chose à la fois d’individuel et choral pour retrouver une nouvelle étape du théâtre. Le jeu et le texte ! Et ça, ça revient à Pasolini.
Par Nathalie Bach
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