Une poétique de la présence

Engagé dans une démarche forte de transmission des cultures tsiganes, le travail de Jeannette Gregori est exposé jusqu’au 3 avril au Lieu d’Europe dans le cadre d’Arsmondo. Sur les chemins de vie des Tsiganes rend compte d’une promesse faite à des pasteurs il y a plusieurs années : ne pas dégrader, ni modifier l’image de cette communauté. Dans le respect de l’humain et des traditions, la photographe a construit son œuvre avec la volonté de développer la tolérance à leur égard. Entretien.

"Il a fallu s’organiser pour aller dans l’eau jusqu’à la taille, attendre que les gardians arrivent. J’ai eu la chance d’arriver à prendre cette photo sans personne autour", commente Jeannette Gregori.

Quel est le point de départ de votre collaboration avec la communauté tsigane ?

Au départ j’ai pris des cours de photo aux Etats-Unis et je me suis nourrie des photographies documentaires humanistes et sociales américaines.
En revenant à Strasbourg, j’ai eu envie de construire une œuvre qui développe la tolérance autour d’une communauté. Cette communauté tsigane était installée à côté de chez moi à Hœnheim. Ça a démarré par une promenade à vélo. Je leur ai parlé mais je n’avais pas mon appareil photo, j’ai demandé si je pouvais revenir avec et ils ont accepté. Ils étaient même honorés car tout ce qui touchait à l’art les intéressait.
Ensuite, en octobre 2009, la médiathèque André Malraux cherchait un photographe pour une exposition sur les Journées mondiales du Refus de la Misère et j’ai passé une interview, ils ont sélectionné mon travail. Ça m’a motivée à compléter mon travail, pour qu’il y ait une représentation assez forte et assez riche. L’année suivante, les enfants que j’avais photographiés étaient soumis à des obligations de quitter le territoire français (OQTF) puisque la première série d’expulsion avait commencé sur le territoire français sous Sarkozy. Avec le Conseil de l’Europe, on ne les a pas perdus de vue, on a essayé différentes choses et puis ces enfants sont revenus. Je pensais que cette histoire allait s’arrêter là mais, par la suite, des associations ont fait appel à moi.

"Il y a un désir de transmission du cadre de vie, des instants de vie."

Que serait pour vous une photo engagée ?

Contrairement à beaucoup de photographes qui prennent en photo les Roms depuis 2010 et rendent compte de la précarité, des conditions de vie indécentes, mon travail n’est pas du tout dans cette optique. J’ai essayé de tenir la promesse que j’ai faite aux pasteurs du mieux que j’ai pu. L’écrivaine qui a signé la préface d’un ouvrage à venir, Annie Lulu, parle d’une poétique de la présence. J’aime bien qu’on définisse mon travail comme ça, par une poétique forte de la présence, des regards, de l’émotion. On est plutôt dans une représentation des activistes, des militants comme Alain Daumas, président de l’Union française des associations tsiganes (UFAT) et sa femme, des survivants des camps comme Raymond Gurême. Il s’est évadé plusieurs fois des camps, circassien, il a pu se camoufler dans un arbre, enlever ses menottes et s’est ensuite engagé dans la Résistance.

Vous fixez-vous des règles justement pour ne pas dégrader ou déformer leur image ?

Ça a évolué. Les premières photos ont presque quelque chose de naïf, davantage dans la représentation de la liberté, des visages, des enfants. Et plus tard, au Polygone, je suis davantage dans un travail de mémoire avec des portraits des doyens. Il y a un désir de transmission du cadre de vie, des instants de vie. C’est une démarche différente. Ça se veut représentatif de différents volets de cette communauté. J’avais aussi envie de rendre compte de la ferveur de leurs croyances et des moments.

"On accepte des conditions difficiles pour rester en famille, avec les siens."

Il y a beaucoup d’enfants dans vos photos mais surtout énormément de femmes…

Ce n’est pas un hasard. J’avais envie de rendre hommage à ces femmes qui ont une position compliquée dans laquelle il y a beaucoup de contraintes. C’est très difficile pour elles par exemple de travailler, de suivre des études ou de divorcer. Ce sont des choses qui pourraient se solder par un bannissement de la communauté. Parfois on accepte des conditions difficiles pour rester en famille, avec les siens.

Certaines fois la composition à un côté très cinématographique, je pense aux photos des gardians aux Saintes-Maries-de-la-Mer qui rappellent certains westerns à la John Ford…

Ce n’était pas évident. Je ne l’ai pas faite la première année cette photo. Il y avait tellement de monde qu’il a fallu s’organiser pour aller dans l’eau jusqu’à la taille, attendre que les gardians arrivent. L’eau était tellement froide que personne n’osait entrer dedans. J’ai eu la chance d’arriver à prendre cette photo sans personne autour. Je ne pense pas qu’on puisse le faire lorsqu’on y va la première fois. Il faut comprendre la procession, prendre les devants et oublier ses affaires sur la plage. On se dit que ce n’est pas grave, qu’on les récupère après et tant pis s’il manque quelque chose !

"J’avais envie de rendre hommage à ces femmes qui ont une position compliquée dans laquelle il y a beaucoup de contraintes."

On remarque aussi dans l’exposition qu’il n’y a que du noir et blanc, est-ce que cela prend en charge davantage de choses que la couleur ?

J’admire le travail des photographes comme Dorothea Lange, Mary Ellen Mark… Il y a ce côté plus intemporel et plus symbolique. Je préfère le rendu, simplement. J’aime travailler le contraste et je pense avoir un traitement qui est un peu personnel. J’aime avoir le même traitement de post-production pour toutes les images. On pense peut-être que ce sont des images faciles, mais la post-production est énorme et très longue.

Y-a t-il un message en particulier que vous aviez envie de passer à travers vos images ?

Il y a la beauté, l’utilité et le partage des traditions et des valeurs. Peut-être que les personnes qui sont trop proches du bien matériel ont à apprendre de cette communauté, plus proche du respect de l’environnement. Chez les aînés, les ancêtres, il y a un attachement à la préservation de l’eau, aux animaux, à la nature. Ils se comparent beaucoup aux Amérindiens, ils ont un peu subi le même traitement, notamment au Polygone, où ils ont aussi été parqués, sans la possibilité de vivre en liberté. C’est dommage que les expériences du passé n’aient pas servi. J’espère que c’est un travail beau, utile et qu’eux s’y reconnaissent.


Les « gens du voyage » à l’honneur pour la cinquième édition du festival Arsmondo. Pour d’autres images, en mouvement cette fois, des projections (Emir Kusturica, Jean-Charles Hue…) ont lieu à l’Odyssée jusqu’au 27 mars et le 1er avril au Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg.
Tout le programme du festival
Arsmondo Tsigane, porté par l’Opéra national du Rhin est consultable ici.


Par Ludivine Weiss
Photos Jeannette Gregori