Biennale d'art contemporain : nouvelles aspirations

Intitulée Touch me, la première édition de la Biennale d’art contemporain de Strasbourg observe ce que produit sur nous un geste aussi anodin que celui de déverrouiller notre téléphone portable. Photos, vidéos, installations investissent l’Hôtel des Postes bientôt transformé.

Adam Bartholl, Point of View, biennale d'art contemporain de Strasbourg
Adam Bartholl, Point of View - Biennale d'art contemporain de Strasbourg

Il suffit de se projeter en arrière, dans ce temps de l’avant, pour mesurer à quel point le numérique a considérablement modifié nos vies. On a longtemps vanté les mérites de cette révolution qui n’a d’égale que celle de l’Imprimerie au XVIe, mais aujourd’hui des voix discordantes nous mettent en garde sur les effets quotidiens de nos addictions : la connexion à outrance – à laquelle il faudra trouver un jour un nom – a ses effets pervers, elle nous transforme, nous fragilise et nous expose.

C’est en cela qu’une image comme celle de Trevor Paglen se montre si puissante. Derrière l’insouciance affichée d’une plage de sable fin, se cache un drame latent : « Edward Snowden a révélé que nous ne glissons pas vers un état de surveillance : nous vivons déjà en son cœur », nous explique cet artiste parmi les personnalités les plus influentes au monde, dont le travail plastique s’étend au journalisme d’investigation et à l’ingénierie. Sa photo nous montre un littoral sous lequel les câbles de communication se rejoignent dans ce que la NSA appelle un « goulet d’étranglement ». Derrière le visible se cache un invisible déconcertant, quelque chose de manière souterraine qui dit une menace constante.

Trevor Paglen, NSA-Tapped Fiber Optic Landing Site, 2015 | Impression numérique 121,92 x 152,40
Trevor Paglen, NSA-Tapped Fiber Optic Landing Site, 2015 | Impression numérique 121,92 x 152,40 - Biennale d'art contemporain de Strasbourg

Yasmina Khouaidjia, la commissaire de la première Biennale strasbourgeoise, nous confirme le propos d’une exposition qui a à cœur de nous alerter : « Tous ces artistes invitent à nous faire réfléchir, de manière grave, ironique ou plus humoristique, sur nos usages et leurs conséquences. Certaines positives, d’autres plus dangereuses concernant le respect de nos libertés fondamentales. » En parcourant les salles de l’ancien Hôtel des Postes – cette sorte de forteresse néo-médiévale au cœur de la Neustadt, amenée à être réhabilitée très prochainement –, on mesure la diversité des approches : certaines carrément militantes, d’autres plus distanciées, épousent toutes les problématiques d’aujourd’hui autour du numérique. Le propos est ample – les espaces sont optimisés pour donner leur pleine dimension à l’ensemble –, cohérent et surtout complet. Il constitue une belle invitation à une vraie réflexion, aussi bien personnelle que collective, sur la relation que nous entretenons tous à l’Internet, les réseaux sociaux et bien sûr à cette extension de nous-mêmes que constituent, notamment pour les jeunes générations, le smartphone ou la tablette.

Parmi les œuvres remarquables signées Evan Roth, Philipp Lachenmann – sa sublime installation vidéo DELPHI Rationale –, Jia, Paolo Cirio ou Aram Bartholl, l’une d’entre elles fait son effet : il s’agit de l’installation intitulée This you is me de l’artiste allemande Anike Joyce Sadiq, très impliquante pour le visiteur, qui se sent rapidement environné d’une ombre bienveillante. Laquelle l’enveloppe et le cajole de manière étrangement intrusive, mais surtout très poétique.

Elle entre en écho parfait avec la finalité affichée par Yasmina Khouaidjia qui a cherché à créer son parcours autour d’un espace vide, de manière tout aussi poétique et troublante, au cœur de l’exposition. « Les salles de la poste ont été désertées, c’est l’une des conséquences de la révolution digitale. J’ai décidé de laisser l’une de ces salles vides. On peut la contempler à travers les meurtrières. C’est un hommage à la destination première de ce bâtiment, mais c’est aussi une manière de magnifier ce vide auquel nous n’avons plus trop le droit, mais auquel nous pourrions aspirer davantage, que ce soit dans nos rapports quotidiens à Internet et à la collecte de nos données personnelles. »


Biennale d’art contemporain de Strasbourg
Jusqu’au 3 mars 2019
Hôtel des Postes à Strasbourg
Horaires d’ouverture à consulter ici


Par Emmanuel Abela

Biennale d'art contemporain, Hotel des postes, salle vide.
À travers les meurtrières. Photo : Ben Hincker