Un apéro avec
Gustave Kervern

Gustave Kervern, on a grandi avec. Canal +, le Groland, la bande Les Deschiens… c’est toute une époque révolue qui se déroule. Celle des débuts de soirée passées avec le Père qui sirote sa bière et se marre comme une baleine. Ces moments où on a touché du doigt un humour autre, teinté de cynisme et de picole, qui traite les beauf’ avec une bienveillance gauche. Gustave Kerven et sa bande nous ont appris. Gustave Kervern et son ami Benoît Delépine ont fait des films, beaucoup. Toujours dans le ton : le banal, les classes populaires, la lutte au quotidien. Politique sans avoir l’air d’y toucher, ou alors, avec le petit doigt. Ça valait bien “Un apéro avec”, avec Gustave Kervern, au Café des Sports.

C’est sûr, on ne réinvente pas le journalisme en proposant une rubrique “Un apéro avec”, d’autres l’ont fait avant nous. Alors pourquoi ? Parce que les dures règles de la promo – par laquelle passent à peu près tous les artistes nationaux qui s’arrêtent en province pour présenter leur nouveau film, leur nouveau livre, leur nouvel album – imposent souvent à la presse régionale les 20 minutes d’interview syndicales (ce qui n’est pas sans nous interroger…). Parce qu’être aussi court, trop court c’est aller vite et favoriser les questions les plus directes possibles : qu’est-ce sinon aller à l’essentiel en l’évitant soigneusement. Exit la conversation. Exit toute velléité de parler d’autre chose que de l’œuvre qu’ils sont venus présenter, alors qu’elle est forcément en lien avec ce qu’ils sont et revendiquent. On voudrait chercher le récit ailleurs, plutôt pratiquants des chemins de traverse que de l’évidence. Reste qu’il est difficile d’aller plus loin. Pas toujours possible de sortir de ces formats contraints. Les relations que nous avons tissées avec nos partenaires – les cinémas Star en tête –, nous permettent aujourd’hui de proposer, d’expérimenter, de tenter, d’aller plus loin. L’apéro allait de soi. Parce que c’est en buvant, en riant, en échangeant, en divaguant qu’on se décale et qu’on apprend peut-être le plus. L’alcool se consomme (parfois) avec modération, et reste (souvent) le meilleur moyen de briser la glace, de digresser, de parler à bâtons rompus sans lorgner sur sa montre. Et puis l’apéro avec Gustave Kervern, ça allait de soi, c’est comme ça.

Il faut que je vous explique. « Un apéro avec », c’est une formule que je voulais tenter depuis longtemps… Parce que chez Zut, boire des coups est une passion jamais démentie, et parce que l’apéro c’est aussi l’occasion d’aller ailleurs, de sortir du cycle de la promo…
Gustave Kervern : Je suis le premier ?

Oui…
G.K. : Tu commences avec du lourd !

Gustave Kervern regarde un verre de vin, interview © Jésus s. Baptista
Gustave Kervern a bu un verre de Granite, Lucas Rieffel. Pinot blanc, une merveille, soit dit en passant. La journaliste a bu : rien, elle était trop stressée. Qui a réglé la note ? Zut. Photo : Jésus s. Baptista

Ça me paraissait logique après avoir vu que vous aviez sorti un recueil d’interviews sur l’ivresse Petits moments d’ivresse [conçu avec sa compagne Stéphanie Pillonca, aux éditions Le Cherche-Midi]. Qu’est-ce qui vous intéresse dans l’ivresse ?
G.K. : L’ivresse c’est quand même le lieu où l’on vainc un peu sa timidité. Le problème, c’est qu’on passe de timide à honteux assez facilement. Mais oui… Le plaisir du vin, boire et manger… Du fromage sans vin, je trouve ça inutile. Pour moi, c’est une histoire de gastronomie. Je suis fasciné par les étiquettes qui cachent toute une symbolique : le terroir, la terre du vigneron…

C’est presque de l’œnologie ça…
G.K. : J’aurais bien aimé prendre des cours d’œnologie, mais je ne suis pas très studieux et je n’ai aucune mémoire, c’est fou… Par exemple je lis un livre, deux jours après, je l’ai oublié… On croit que je n’ai pas de culture mais en fait, je n’ai juste aucune mémoire.

Parler d’ivresse, c’est aussi un bon prétexte pour parler d’amitié. Vous aimez boire des coups avec Benoît Delépine, il me semble [ensemble, ils ont réalisé neuf longs métrages] ? Vous écrivez sous influence ?
G.K. : Ça peut être une espèce de détonateur. Mais c’est surtout le plaisir de se retrouver. C’est un moment qui éveille la complicité. Aujourd’hui, on essaye de boire modérément, de choisir une bonne bouteille. Ce qui est drôle, c’est qu’on ne travaille jamais devant un bureau, ça ne nous est jamais arrivé. C’est toujours au restaurant, dans le métro ou dans un taxi. Je viens de me rendre compte de ça en t’en parlant… C’est quand même dingue ! En fait, pour nous, le plus important c’est de trouver l’idée… L’envie plutôt. Et ça, ça se passe en mangeant. On se donne du courage. Ensuite, on part chacun de notre côté et on écrit chacun sur notre ordinateur. Ça donne des bouts de film qu’on assemble, comme un Rubik’s cube.

« On ne fait pas du cinéma, on fait table d’hôtes »

Il y a toujours ce côté bande chez vous, le Groland, cette troupe de potes qui vous suit et qui apparaît dans vos films : Houellebecq, Poelvoorde… C’est indispensable à la création ?
G.K. : Non pas pour créer. Je dis souvent : on ne fait pas du cinéma, on fait table d’hôtes. On adore retrouver nos potes, parce qu’en plus, on ne les voit jamais. Sur Effacer l’historique, par exemple, on a fait venir Yolande [Moreau, ndlr], parce qu’on adore Yolande et son compagnon – son mari ? Je ne sais plus – et manger avec eux. Ce sont des bons vivants aussi. On fait presque des séquences pour les retrouver. Bon, là, il se trouve qu’elle a été coupée au montage… Quand on reçoit Benoît Poelvoorde sur un film, on sait que les soirées vont être compliquées, mais c’est tellement génial ! On forme une sorte de bande de pirates qui ont une autre vision de la vie. On n’est pas arrivistes, un peu déglingués… C’est une communauté d’esprits. Et puis, il y a aussi les gens pas connus. Un jour, j’ai rencontré Marius en faisant un reportage sur Roland Garros, il habite Marseille et ne vit avec rien, il a zéro thune. Et ce mec-là, je l’ai présenté à Benoît et on essaye toujours de le mettre dans les films, il vient quatre jours, on lui paye des bons repas. On aime bien les gueules cassées, les mecs un peu dingues. Enfin tu vois… L’amitié justement. C’est une manière de se rassembler.

J’aime bien cette idée de communauté d’esprits… C’est assez rare aujourd’hui, non ?
G.K. : Effectivement. Pour nous, le salut vient des gens qui ont une communauté d’esprits. C’est aussi pour ça que j’ai toujours aimé les surréalistes, les dadaïstes… des mouvements qui n’existent plus maintenant. Il n’y a plus de mouvements comme ça, enfin c’est dingue quoi ! Même en musique : avant, il y avait des milliers de groupes, maintenant, il y a des chanteurs seuls. Comme si l’individualisme dans les arts avait remporté le morceau… Un individualisme forcené. Et c’est aussi le cas dans la vie. Dans Effacer l’historique, qui est aussi une histoire d’amitié, nos trois copains se retrouvent après avoir participé au mouvement des Gilets Jaunes. Ils sont très différents, mais il y a des valeurs sur lesquelles ils se retrouvent.

Les Gilets Jaunes, on a pu voir cela comme un mouvement de solidarité, une communauté d’échanges. Il y a des gens qui se sont rencontrés, qui n’avaient pas foncièrement les mêmes idées et qui ne se seraient jamais parlés autrement.
G.K. : Il y a même eu des mecs du FN qui ont sympathisé avec des mecs de la CGT. Mais justement, il y a une certaine porosité entre les deux. C’est ce qu’il y avait d’un peu gênant dans ce mouvement. Je regardais ça avec un œil bienveillant mais aussi un œil lucide. Il faut dire que Benoît et moi, on n’a jamais trop aimé le côté militant. Je ne sais pas pourquoi. On devrait sans doute l’être un peu plus… Ce qui un peu décevant, c’est qu’il faut un leader qui parle bien, qui puisse passer à la télé. Il faut maîtriser le langage et avoir du charisme. Les mouvements aboutissent quand des mecs sortent du lot. Il y a vraiment cette théorie du chef et eux n’en voulaient pas. Quand on a fait le film Le Grand Soir avec Benoît Poelvoorde, il dormait déjà sur les ronds-points parce que c’était un endroit où personne ne le faisait chier. Il y avait cette idée dans le film, qui finissait sur cette question : « La révolution est-elle possible ? » On répondait clairement : non. Et quand le mouvement des Gilets Jaunes est arrivé, sans pour autant être révolutionnaire, on a senti qu’il y avait une espèce de révolte étonnante, quelque chose de très manuel. C’est pour ça qu’ils faisaient peur : ces mecs savaient utiliser une disqueuse. Donc c’était aussi très beau, et on a suivi ça avec beaucoup d’attention et de respect.

En même temps, je suis assez frappée par le fait que ces élans de solidarité finissent toujours par se tarir…
G.K. : C’est parce que tout se joue sur l’émotion du moment, notamment la peur. Sur les Gilets Jaunes, faire grève, c’est perdre son salaire : tu perds du temps et de l’argent. Forcément, au fil du temps et par la force des choses, les gens sont partis. Si on regarde le Covid et la solidarité qui s’est construite avec les soignants : on était tous chez soi, on avait que les informations à regarder, 24h/24. Il y a eu des morts, la peur de mourir, l’émotion… et puis… la vie a repris. C’est comme tout. Tout va reprendre, c’est la logique humaine.
Il y a un truc qui me fascine : on a quasiment oublié les Révolutions arabes. Il faut se rendre compte de ce que c’était ! Je trouve qu’on n’est pas assez respectueux des Tunisiens, on ne les aides pas assez alors que ce qui s’est passé est incroyable.
En fait, on est surinformé. T’as les BFMTV qui te noient dans une masse de trucs. Et puis tu as tes problèmes personnels. À chaque fois je tombe par terre : tu as un truc hyper important, puis tu vois Jean-Pierre Pernaut qui se fait opérer, tu reprends une bière, et paf, un attentat. C’est débile. On est pris dans un maelström d’informations, d’émotions qui passent et qui s’en vont. La vie c’est comme ça.

La lutte permanente pour la survie ?
G.K. :
On frôle le burn-out, avec des problèmes qui sont relativement énormes et qui, cumulés les uns aux autres, font qu’on lutte. Mais on a quand même un abonnement Netflix, la télé. Beaucoup de gens peuvent tout perdre mais pas la télé ou les jeux vidéos, on garde ça jusqu’au bout. Je pense que beaucoup seraient prêts à se priver de manger pour garder leur téléphone portable qui est devenu un totem.

Et vous, votre rapport à votre téléphone ?
G.K. : Je le regarde souvent. Je regarde des séries. On est tous là-dedans, par nécessité. Je tombe facilement dans les addictions : si je n’ai pas de message, je vais en envoyer un et je regarde mes mails toutes les deux secondes. Je m’étais dit que je ne regarderais jamais un film ou un match de foot sur mon portable, finalement, si. Il faut dire que j’ai presque 60 ans, je ne sors plus le soir. Mais je suis certain que si j’avais eu tout ça à 20 ou 30 ans, l’attrait de la fête aurait été plus important que de rester coincé sur mon téléphone. Les jeunes ne font que ça.

Tout ça irrigue vos films, qui sont toujours très ancrés au réel, au quotidien, aux tracas qui semblent petits mais qui racontent beaucoup. Pourquoi ?
G.K. : Généralement quand on arrive quelque part, dans une maison, on ne touche pas au décor. J’adore les intérieurs des gens, ils racontent comment les gens vivent, comment ils communiquent (ou pas) entre eux. Pour Effacer l’historique, on a rencontré les gens du quartier où on a filmé. C’est beau de rencontrer ces gens-là. Ils sont vachement attachants, ils ont des histoires incroyables. C’est une mine d’or. J’avais l’idée d’un programme court où les gens raconteraient un genre de CV express. Je trouve que les gens ont souvent des vies extraordinaires : des ruptures amoureuses de fou, des ruptures de travail… Chaque vie, même assez banale, est toujours incroyable…

Pour ce dernier film, vous êtes revenu à l’Île Maurice où vous avez grandi, ça fait quoi ?
G.K. : J’y vais tous les ans, mais là, j’étais hyper heureux. D’ailleurs, l’équipe m’a dit qu’elle ne m’avait jamais vu aussi heureux. J’étais heureux de présenter mon équipe aux gens du coin, de lui montrer où j’habitais. Je m’y sens bien. J’habite à Paris donc quand j’ai la mer et une façon de vivre qui me correspond plus, c’est cool. Le soir, il y a du vent, les étoiles, je lis parce que je n’ai pas de télé… Je vis dans un confinement permanent là-bas : une vie plus proche de la nature. Là où je suis malheureux, c’est que je suis parti de l’Île Maurice à 7 ans, donc je ne parle pas créole. Ça m’énerve parce que je sens que je suis un peu déraciné. C’est mon grand regret. Mais quoi qu’il arrive, quand je viens en province, je revis.


Propos recueillis au Café des Sports le 22 août, dans le cadre de l’avant-première d’Effacer l’historique, aux cinémas Star


Propos recueillis par Cécile Becker
Photo Jésus s. Baptista