Ouvrir les cuisines

Des établissements d’excellence strasbourgeois s’engagent dans le programme Des Étoiles et des Femmes, qui aide des femmes à se reconvertir dans la restauration. À l’Âme à table, Joffrey Schlatter forme Axelle aux rouages de la cuisine gastronomique, ou plutôt « bistronomique ». Rencontre.

Axelle © Christophe Urbain

Elle a séché les cours pour qu’on puisse la rencontrer : Axelle (elle n’a pas souhaité que l’on donne son nom de famille), apprentie en CAP cuisine, aurait dû passer sa journée en travaux pratiques au lycée hôtelier Alexandre Dumas à Illkirch, à travailler la pâte feuilletée. Mais ce jour-là, la jeune femme au sourire réservé rejoint son chef Joffrey Schlatter à l’Âme à table où elle a déjà fait quatre semaines de stage depuis le mois de janvier. Si elle a pu intégrer l’équipe de cet établissement lumineux de la rue du Vieux-Marché-aux-Poissons, c’est grâce au programme Des Étoiles et des Femmes (soutenu par l’Eurométropole) : il permet à des personnes éloignées de l’emploi de passer un CAP cuisine en se formant auprès de chefs d’exception. Joffrey Schlatter n’a pas hésité à s’y engager, heureux de faire connaître son métier et de faire sa part pour répondre aux problèmes de recrutement : « Le secteur de la restauration a du mal à garder les nouvelles recrues, vu les conditions de travail. Alors moi, j’essaye de mettre à l’aise les gens que j’accueille, et de bien les encadrer. Sinon, on manquera toujours de personnel ! » Il était alors naturel pour lui d’éviter à son équipe de travailler en « coupure » en semaine, et de faire des plages continues.

Un accompagnement clé en main
Après un job dating organisé entre douze chefs de restaurants strasbourgeois (dont Terroir & Co du Sofitel, ou le Bistrot Paulus) et onze candidates, « on nous a “matché” », explique Axelle, qui avait été émerveillée par « la qualité des restaurants. C’était un peu Noël pour moi ! » Elle « mesure [sa] chance » d’être entrée dans le programme après avoir travaillé en salle pendant quelques années, et après avoir eu du mal à trouver du travail, à court de solutions de garde pour ses deux petites filles.

Car l’association, qui vise en premier lieu à lever les freins à la réinsertion professionnelle, aide à garder les enfants. Et pas seulement : « C’est un gros coup de pouce financier, explique Axelle. On a une petite rémunération en tant que stagiaire de la formation professionnelle. Et ils nous fournissent nos tenues, nous aident à investir dans du matériel, dédommagent le transport et les repas. » « C’est vraiment un accompagnement clé en main », abonde Joffrey Schlatter, qui a tant aimé les rencontres du job dating qu’il « aurait aimé recruter quatre ou cinq apprenties ». Il a choisi Axelle chez qui il a tout de suite vu « une motivation, une envie, un intérêt ».

Joffrey Schlatter © Christophe Urbain

Tout apprendre… très vite
La jeune maman n’avait jamais fait de cuisine gastronomique, mais elle apprend vite : « On a beaucoup de cours et de travaux pratiques, pour avoir les bases et se sentir d’attaque ensuite dans la cuisine du restaurant. » Récemment, elle a préparé pour la première fois une bisque de crustacés et de mollusques. Côté légumes, elle parfait sa technique de taille, d’épluchage, et de glaçage, et côté viande, la cuisson.

Le baptême du feu pour Axelle, ce sera cet été, qu’elle passera auprès de Joffrey et ses collègues, dont Valérian et Simon, jeunes employés également reconvertis. Le chef a pris le temps de les former, même si c’est « très chronophage » : « Je voulais quand même transmettre un savoir- faire, à l’heure où la grande distribution prend le dessus et fournit des produits finis ! Aujourd’hui, plus personne ne sait cuisiner une viande, désosser un agneau ou lever un poisson. » D’autant que le poisson, c’est un peu sa spécialité, même s’il ne le cuisine pas autant qu’il le voudrait : sa démarche éco-responsable le pousse à faire en fonction des disponibilités de prises de pêche raisonnée, « en petit bateau ». Sa carte change en fonction des saisons et des produits disponibles en circuit-court, et les suggestions évoluent parfois du midi au soir. Un vrai challenge pour sa jeune équipe : « Une des premières choses qu’on leur dit, c’est d’apprendre la carte ! Ici, ils doivent plus souvent s’adapter, mais ça leur servira. On est exigeant, et ça vaut le coup : ils remarquent rapidement d’eux-mêmes leurs erreurs, ils sont très attentifs. » Au menu du jour : asperges et haddock, puis gigot d’agneau et haricots coco blancs. « Cela fait plaisir d’apprendre à faire les choses bien », abonde Axelle.

Quand elle a commencé, le chef Schlatter lui a donné les bases… de nettoyage ! « C’est le plus important. Ça en dit long sur la manière dont l’apprentie va cuisiner. » Et puis, elle a pu se lancer, apprendre à gérer le timing entre les apéritifs et l’entrée, quand lancer la cuisson des différentes viandes, quand assaisonner la salade. « Quand j’ai su gérer une entrée de A à Z, avec le dressage, c’était cool ! », se souvient Axelle. « Comme on est à 80-90% en circuit court, ajoute Joffrey, j’ai envie de leur faire passer l’amour et le respect du produit. Donc je les emmène voir les fermes et les producteurs, pour qu’ils voient le boulot qu’il y a derrière. »

À son tour, partager un savoir-faire
Malgré un emploi du temps « fatigant », avec « une deuxième journée à la maison », Axelle se réjouit d’entrer dans ce métier « manuel », où « on crée quelque chose », et qui s’inscrit dans « une tradition française ». Quoi de plus français que les Paris-Brest qu’elle a appris à faire aux derniers TP, avec l’un des professeurs « très axé pâtisserie » ? « C’est hyper formateur car on n’a pas droit à l’erreur, on ne peut pas rectifier comme en salé : la pâtisserie, c’est au gramme près ! », signale Axelle. Alors, elle s’entraîne beaucoup à la maison et fait goûter à ses filles ses créations. « Elles sont petites mais elles me regardent faire, et je leur explique ce que je fais. J’ai déjà l’impression de partager mes connaissances à mon tour !, sourit-elle. Je suis sûre que dans quelques mois la plus grande mettra les mains dans la farine ! » À terme, la nouvelle cordon-bleu aimerait ouvrir son propre restaurant. Une ambition qui paraît de plus en plus réelle depuis que, en quelques mois de formation, la confiance est revenue : « Le programme ne nous aide pas seulement techniquement : il y a les ateliers confiance en soi, qui ont été hyper utiles, et puis les accompagnatrices sont presque comme des psys, on peut vraiment se confier auprès d’elles. » Sans oublier le « soutien de tout le groupe », dans lequel il y a « une bonne ambiance ». Forte de cette formation collective, qui lui apporte « tellement plus que si [elle] s’était lancée toute seule dans un CAP », Axelle a hâte de faire ses preuves cet été, de « prendre davantage le rythme » et de « se familiariser encore plus avec la cuisine du restaurant ». Ses nouveaux collègues l’attendent de pied ferme, et en toute bienveillance.


Âme à table
7, rue du Vieux-marché-aux-Poissons à Strasbourg
ame-a-table.fr
desetoilesetdesfemmes.org


Par Déborah Liss
Photos Christophe Urbain