« Aux temps du sida. Œuvres, récits et entrelacs » #1

Tainted love

En 1981, le duo Soft Cell chante un « amour souillé » et ouvre une décennie « teintée » par un virus qui ne cesse de se propager, aujourd’hui encore. Selon Estelle Pietrzyk, directrice du MAMCS et commissaire de l’exposition, cette épidémie « est un sédiment de notre histoire ».

Hervé Guibert, Les mains du masseur, 1986. Maison européenne de la Photographie, Paris © Christine Guibert 

Même s’il s’agit d’une reprise des sixties, Marc Almond, boucles circulaires aux oreilles et bijoux métalliques autour du cou et des poignets, sait pertinemment qu’il entonne là un hymne à l’amour à mort, au « sid’amour » comme le chanta Barbara, un peu plus tard, en 1987. La musique est très présente dans l’exposition du MAMCS : « Sign o’ the Times » accueille le visiteur dans le « Couloir du temps », une « Aids timeline » où sont affichés documents, articles de presse, flyers ou stickers retraçant à rebours cette péripétie tandis que Prince fait ce triste constat : « En France, un homme maigre est mort d’une grosse maladie au petit nom. Par hasard, sa copine est tombée sur une aiguille et bientôt elle a fait de même. » Après ces mots, ces murs tapissés de slogans, nous pénétrons dans les nuits fauves de l’expo-cité, avec ses instants de « joies omniverselles » et ses moments de mauvais sang…

Small town boy

Parcourir « Aux temps du sida » revient à se perdre dans une mégalopole pleine de lieux de vie, de culture, de distraction, mais aussi des coins sombres et bien cachés (il faut avoir l’esprit curieux pour découvrir certaines pièces) ou des ruelles étroites, des routes sinueuses et des coupe-gorges. Comme dans toutes les grandes villes, il y a une discothèque ressemblant au mythique Palace parisien : une Dance box vibrant aux sons synthétiques de « Tainted Love ». Plus loin, une salle de ciné qui passe en boucle une scène de danse issue de 120 battements par minutes (Robin Campillo, 2017) ou plus contemplative de Tout sur ma mère (Pedro Almodóvar, 1999), une chambre d’hôtel (conçue par Dominique Gonzalez-Foerster en hommage à Felix González-Torres), un théâtre avec des rideaux brodés de perles signés Jean-Luc Verna, une banque pleine de Billets de sang (billets de cent… francs tachés d’hémoglobine de et par Michel Journiac), un cimetière où l’on salue la mémoire des absents ou même une chapelle décorée de pudibonderies LGBT+ des Sœurs de la Perpétuelle Indulgence, ordre de drag-nonnes qui prêchent la bonne parole anti-homophobie. Selon Estelle Pietrzyk, celle-ci s’est construite autour la la notion de « pensée-émotion » que David Wojnarowicz évoque dans son ouvrage Au bord du gouffre quand il s’adresse « à tous les gars et les filles passés et à venir qui donnent au chaos du sens et de la joie ».

Andres Serrano, Blood Stream, série « Bodily Fluids », 1987. Collection privée, Paris. Dépôt à la Collection Lambert, Avignon

Séropositive attitude

1996. Les premières trithérapies arrivent enfin. Mais Felix González-Torres, garçon formidable qui injecta une dose maximale d’émotion dans une œuvre conceptuelle, meurt du sida, cette même année. L’hécatombe n’est pas terminée, près de quinze ans après la découverte de la maladie. De nombreux artistes l’évoquent de manière quasi frontale : Fabrice Hybert et sa fresque rhizomique ou Andres Serrano et ses effusions sanguines. Le sujet est dramatique, mais le sens de l’humour et de la fête est bel et bien présent. Tandis que que certains arboraient des badges Sidalida, d’autres, comme Guillaume Dustan, clament haut et fort, perruque vert fluo sur la tête : « Je danse donc je suis ». Rire cathartique, transe libératrice ? « Danser, c’est une façon de tenir, un moyen de résister », écrit Philippe Joanny dans le catalogue de l’exposition. « La nuit est une issue de secours pour sortir de l’enfer dans lequel la vie t’a jeté », poursuit l’auteur de Quatre-vingt-quinze, ouvrage sur la tragédie du sida. 

Un bouleversement de l’ordre mondial

L’exposition s’accompagne d’un vaste programme d’activités culturelles et festives ainsi que d’actions de médiation, notamment avec La Permanence (lire plus loin). La commissaire de l’exposition souligne que le sujet sida, « véritable bouleversement de l’ordre mondial », est loin d’être clos. Et de rappeler : « Il a fallu attendre 2017 pour que les personnes mortes des suites du sida puissent avoir accès aux soins funéraires. Ce n’est que depuis 2022 que les homosexuels sont autorisés à donner leur sang. Ce n’est que depuis 2023 que les personnes séropositives ont le droit d’intégrer l’armée. » Pour la commissaire, le VIH « fait partie de nos vies depuis quarante ans » et l’institution muséale ne doit surtout pas seulement être « l’un des conservatoires de la mémoire » de ce fléau, mais aussi « le stimulant outil pour penser le présent avec les artistes, les chercheuses et chercheurs, le public » afin que « l’épidémie devienne enfin l’affaire de toutes et tous et le musée le point de rencontre entre l’art et la vie qu’il ne devrait jamais oublier d’être ». 

Estelle Pietrzyk, Directrice du MAMCS © Jean-François Badias

« Aux temps du sida. Œuvres, récits et entrelacs », au musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg

Programmation éducative et culturelle au MAMCS et hors les murs (médiathèques, POLE-SUD, université de Strasbourg, TNS, Maison de l’image, La Filature, Le Cosmos

Catalogue Aux temps du sida. Œuvres, récits et entrelacs (ouvrage organisé sous la forme d’un abécédaire avec des entrées thématiques et biographiques) en vente à la librairie du musée
musees.strasbourg.eu

08.11  13.12
Le Cosmos propose un cycle thématique sur le sida et le VIH (construit en complicité avec l’historien du cinéma LGBT et journaliste Didier Roth-Bettoni)
cinema-cosmos.eu


Par Emmanuel Dosda
Photos Andres Serrano et Hervé Guibert