Artisanat :
à lire et à écouter

Au fil des recherches pour nos hors-séries consacrés à l’artisanat (lire le numéro 1, lire le numéro 2), on a découvert et redécouvert des auteurs, des idées, des filiations. Quelques notes de lectures et d’écoutes éparses pour une liste de références totalement non-exhaustive et subjective, où il est question de la main, de l’intelligence, du faire, du sens du travail.

Photo : Alexis Delon
Photo : Alexis Delon / Preview

La tête et la main

« L’homme est le plus intelligent des animaux parce qu’il a des mains. »
_ ANAXAGORE

Cette phrase du philosophe présocratique est rapportée par Aristote, qui la réfute mais maintient le lien entre main et intelligence. « Ce qui est rationnel, plutôt, c’est de dire qu’il a des mains parce qu’il est le plus intelligent. Car la main est un outil, or la nature attribue toujours, comme le ferait l’homme sage, chaque organe à qui est capable de s’en servir. »
Aristote, Les Parties des animaux, Les Belles Lettres

« C’est peut-être chez les artisans qu’il faut aller chercher les preuves les plus admirables de la sagacité de l’esprit, de sa patience et de ses ressources. »
_ DENIS DIDEROT (1713-1784), philosophe et fils d’artisan (maître coutelier).
On se rappellera que l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert (1751-1772) est sous-titrée Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. Avec l’ambition de rassembler les connaissances du temps, elle se consacre autant aux savoirs théoriques qu’aux techniques.

Dans Libération de la main, article paru en 1956, André Leroi-Gourhan, ethnologue, archéologue et historien français, spécialiste de la Préhistoire, explique comment, dans l’évolution humaine, les outils qui ont remplacé la mâchoire et les dents pour la préhension et la découpe des aliments ont modifié l’appareil buccal et permis la parole. Une idée qu’il développe dans son ouvrage majeur, novateur et influent, Le Geste et la Parole (1964, Albin Michel). Ce qui tendrait à confronter la thèse d’Anaxagore.

«En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer les objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et d’en varier indéfiniment la fabrication. »
_ HENRI BERGSON, L’évolution créatrice, 1967.
Pour le philosophe, l’homme est moins Homo Sapiens (sachant) que Homo Faber (fabricant).

Le retour en force de l’artisanat
Quelques ouvrages majeurs

Illustration : Nadia Diz Grana
Illustration : Nadia Diz Grana

Matthew Crawford, Éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail, 2010
Dans cet ouvrage passionnant, au retentissement mondial, le philosophe-mécanicien raconte comment il a quitté son poste de directeur de think tank pour réparer des motos, métier qu’il considère comme intellectuellement plus stimulant. Au récit de sa reconversion, il mêle des éléments théoriques sur le monde du travail et son évolution à partir du XIXe siècle – où la révolution industrielle consacre la séparation entre la conception et la fabrication, entre le travail de bureau du travail d’atelier – mais aussi sur l’enseignement et la formation. Il s’appuie aussi sur la conviction qu’en considérant qu’utiliser nos mains comme outil de travail et éprouver la matière est dégradant, c’est tout notre rapport au monde qui est distendu.

Richard Sennett, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, 2010
Sorti presqu’au même moment que l’ouvrage précédent, le livre du sociologue et historien américain confirme le mouvement actuel de réhabilitation du travail manuel et le rejet grandissant du capitalisme. Sennett étend ici les limites de l’artisanat, qu’il définit par le soin apporté à sa tâche. Il multiplie les exemples à travers l’histoire pour démontrer l’absurdité des frontières dressées entre la théorie et la pratique, et veut prouver que « Faire, c’est penser ». L’artisanat est ici présenté comme un modèle, aussi bien de travail que politique.

Isabelle Berrebi-Hoffmann, Michel Lallement et Marie-Christine Bureau, Makers. Enquête sur les laboratoires du changement social, 2018
Une enquête approfondie sur les makerspaces, fab labs et autres hackerspaces qui s’accompagne d’une passionnante généalogie du mouvement Maker, rappelant comment celui-ci s’enracine dans le mouvement Shaker. Cette secte protestante, sous la conduite d’une femme, Ann Lee, s’établit au XVIIIe siècle sur la côte Est des États-Unis, notamment dans le Massachussetts, où elle vit en autonomie complète, fabriquant tout elle-même. Influençant notamment le mouvement Arts & Crafts, elle laisse des traces profondes dans la culture américaine. C’est dans le Massachussetts que naîtront les premiers makerspaces, au MIT, prestigieuse université technologique de Boston, fondée en 1861 pour accélérer la révolution industrielle, avec la devise latine Mens et manus (l’esprit et la main)…
On y parle évidemment aussi du mouvement DIY, de l’encensement du Faire par le touche-à-tout de génie William Morris (1834-1896) et le philosophe André Gorz (1923-2007), et on retrouve le tout dans l’excellente émission La suite dans les idées de Sylvain Bourmeau sur France Culture (12 mai 2018).

Richard E. Ocejo, Masters of Craft : Old jobs in the new urban economy, 2017 (non traduit)
Comment de jeunes diplômés transforment-ils des métiers socialement déconsidérés en activités destinées aux prescripteurs de tendances ? Le sociologue américain s’intéresse à ces néo-artisans urbains, du bistrotier devenu mixologue au barbier pour hipsters, qui est en réalité un coiffeur. Si cette orientation de carrière redonne du sens à leur travail, leurs productions s’adressent à une élite, contribuant à la gentrification des centres-villes. Un regard souvent drôle sur le phénomène exclusivement urbain des nouveaux métiers de services branchés.
À mettre en relation avec le travail d’Anne Jourdain, dont la thèse sur les artisans d’art a été publiée sous le titre Du cœur à l’ouvrage. Les artisans d’art en France (Belin, 2014). Elle s’est aussi intéressée aux reconversions professionnelles. Si les récits de cadres devenus artisans sont de plus en plus relayés par les médias, ce mouvement reste en réalité assez marginal.

À écouter
Les Nouvelles Vagues de Marie Richeux sur France Culture, 5 émissions consacrées à l’artisanat, du 28 mars au 1er avril 2016. Artisans, néo-artisans et artistes parlent de leur métier, de leurs parcours, des nouvelles formes d’artisanat, de formation, de l’envie de faire.


Par Sylvia Dubost