Musica :
"Un outil de convergences"

La nouvelle édition de Musica est dans les starting-blocks (du 17 septembre au 3 octobre) – nous vous avions déjà présenté notre regard sur la programmation. L’occasion de rencontrer son directeur, Stéphane Roth, pour faire un point d’étape sur le devenir d’un festival qui se veut être un point de convergence entre les disciplines, les genres, les esthétiques, les propositions et les structures. Entre les lignes, on devinera une forte envie de bousculer les normes pour redéfinir la culture et particulièrement la culture à Strasbourg. Un pari ambitieux, et peut-être d’autant plus nécessaire à l’heure où les actrices et acteurs du milieu – pour beaucoup, déjà fragilisé·e·s – planchent dur pour continuer à accueillir artistes et public/faire vivre la création/sauver les meubles (rayez la mention inutile, s’il y en a) malgré les difficultés imposées par la crise sanitaire

Stéphane Roth, directeur du Festival Musica. Photo : Christophe Urbain

Le Covid-19 a-t-il profondément modifié l’édition que vous aviez imaginée ?
Mon idée initiale était arrêtée en fin d’année dernière, il en reste 85%. Il y avait l’idée d’inviter pas mal d’artistes japonais autour de Ryoji Ikeda [5 spectacles autour de ce compositeur et artiste visuel sont déployés au sein de la programmation, ndlr], notamment des artistes des musiques électroniques, ça n’a pas été possible. On avait des projets qui venaient d’Amérique du sud que nous n’avons pas eu le courage de maintenir : on a préféré reporter à une édition ultérieure. La crise sanitaire, on l’a jaugée très tôt. Nous avons travaillé pendant tout le confinement pour maintenir et aménager cette édition. Je peux vous dire que même maintenant, sur le plan des salles et le placement du public, le directeur technique devient fou. C’est un travail énorme !

Cette situation demande au milieu culturel d’inventer de nouvelles formes, de travailler sur des propositions qui respectent le protocole sanitaire. En parallèle, la municipalité a changé. Des conditions réunies pour une nouvelle donne ?
On parle de quelque chose qui doit advenir, c’est difficile… Mais il ne faut pas créer de fausses espérances, et surtout sur le champ politique. On vit beaucoup sur des discours et très peu sur des actions. Si la nouvelle municipalité est courageuse sur le plan culturel, on fera des choses et on fera des choses incroyables. Est-ce que c’est la bonne période ? D’un côté oui, puisqu’en terme de relations entre les structures, nous sommes allés plus loin. De l’autre côté, on n’est pas à l’abri d’un retour de bâton conservateur, car il y a beaucoup d’inquiétudes. Le fossé entre les générations est bien présent : sommes-nous – nous, jeunes actifs progressistes – en capacité de rassurer l’ancienne génération ? Sommes-nous vraiment en dialogue avec eux ? Sommes-nous dans le même temps en mesure de comprendre la nouvelle génération ? On ne présente pas leur discours… et je ne parle même pas des classes sociales… Si on veut arriver à quelque chose, c’est un travail énorme. Il faut considérer qu’on est face à une montagne et il faut avancer, aller vite et monter des projets. Si on reste attentiste et qu’on continue à nourrir l’existant, rien ne changera à Strasbourg.

« Strasbourg se repose sur ses lauriers »

Que manque-t-il précisément à Strasbourg ?
Il y a d’abord une problématique de lieux. Ce qui me tient le plus à cœur, c’est la question du lieu à l’année : d’être en capacité d’accueillir des artistes à Strasbourg pour travailler, mais que ce travail puisse être partagé avec des artistes et des compagnies locales, avec des gens, dans les quartiers.
On aurait idéalement besoin d’avoir des pôles pluridisciplinaires dans l’Eurométropole. Certains lieux existent déjà, d’autres pas encore. Je pense à La Coop : un projet dont je ne vois pas la nature sociale et culturelle. Il est primordial qu’il y ait un projet d’émancipation culturelle et artistique dans cette zone qui ne se restreigne pas à la Virgule [partie du projet où sont installés des artistes, des collectifs, des créatrices et créateurs de tout poil, ndlr] et à des espaces de travail, mais qu’il y ait des lieux de représentation et de convergence. Je pense aussi à des quartiers comme l’Elsau qu’on devrait alimenter beaucoup plus… On a des équipements à Strasbourg qui sont obsolètes ou difficilement utilisables : le Palais des fêtes – en dépit de sa rénovation –, le théâtre de Hautepierre dont les équipements techniques sont en train de vieillir faute de mise à jour. Si on le laisse trainer encore une mandature, il va rentrer dans une phase qui sera difficile à gérer. On rêverait que les Halles Citadelle deviennent des lieux d’enjeux culturels plutôt que des lieux d’enjeux économico-immobiliers…
Il manque peut-être aussi de la cohésion, c’est ce qu’on attend un peu de la Ville. L’horizontalité, on la pratique dans le milieu culturel, on est assez équipé là-dessus, mais il faut du starter, mettre quelques éléments de méthodologie et des dispositifs qui permettent d’engager ce dialogue et très vite, de l’amplifier. Pendant le confinement, on s’est mis autour de la table avec plusieurs structures culturelles, c’est une idée, mais c’est insuffisant car il faut que des acteurs associatifs et des acteurs de quartiers soient associés. Il faut briser le « high-low » : d’un côté les gens de l’art institutionnel, de l’autre les gens du monde associatif et culturel qui peuvent parfois se sentir méprisés.
Sur ces trois volets : les lieux, la capacité d’accueil et la capacité de dialogue se joue l’enjeu de Strasbourg, qui se repose sur ses lauriers. C’est une grande ville de culture, on l’adore, mais pendant qu’on se regarde le nombril – et je parle globalement, de nous tous –, Metz embarque le label Ville Unesco Musique alors que notre histoire et notre potentiel sont importants à Strasbourg. Nous n’avons pas eu l’opportunité d’être capitale européenne de la culture alors que ça tombe sous le sens. Et puis, on ne défend pas assez notre position européenne dans les arts et la culture. J’aimerais bien qu’on me cite quel est le projet européen majeur inscrit à Strasbourg, visible à l’international et qui est financé sur des fonds européens – il n’y a pas de projet emblématique et pour moi, c’est problématique. Pourtant, on a plein d’outils, de festivals, Contre-temps, Pelpass, Jazzdor, Django…

Staged Night, de Simon Steen-Andersen, le 22 septembre au TNS. Photo : Nina Siven

Qu’est-ce que cette édition du festival revendique ?
La transversalité entre une certaine idée des musiques instrumentales et les musiques électroniques, avec la présence de Ryoji Ikeda mais aussi de l’INA GRM [Groupe de recherche musicale, ndlr] à Saint-Paul [dans le cadre de la soirée Sonic Temple vol.2, ndlr]. Il y a aussi les réflexions qu’on mène avec les ensembles de musique contemporaine : un franchissement de frontières, pas seulement esthétiques, mais de genres aussi. Par exemple, quand l’Ensemble intercontemporain [la soirée Hommage à Klaus Nomi à la Cité de la musique et de la danse, ndlr] vient jouer des arrangements de Klaus Nomi par Olga Neuwirth. La question du média est maintenant dans la plupart des projets : chez Ikeda bien sûr, mais aussi Simon Steen-Andersen. Il y a une question qui était moins présente l’année dernière et qui l’est cette année, c’est celle du théâtre musical à laquelle je suis très attaché. On avait pas mal étudié la question avec nos partenaires et on a cette année sept projets de théâtre musical avec l’Opéra, le TNS, le Maillon, le TJP… L’an dernier, on a posé des éléments, comme le fait de faire des concerts dans une friche, cette année ce n’est pas le cas pour les raisons que l’on connaît. J’aimerais que Musica ait systématiquement ces ingrédients.

Où se situe le festival aujourd’hui et maintenant ?
L’enjeu de Musica, c’est de se renouveler artistiquement, de toucher un public plus large, de faire accepter des musiques créatives, un peu bizarres parfois, à un auditoire qui n’en a pas l’habitude. Pour ça, il faut être très ouvert, y compris dans la programmation. Avec les salles partenaires, on ne s’échine jamais sur le degré d’exigence musical, sur la complexité d’une pièce ou la renommée du compositeur, l’enjeu c’est : qu’est-ce qu’on a envie de faire ensemble ? Qui ça touche ? Comment on le fait et est-ce qu’on le fait main dans la main ? Il faut garder une ligne artistique tout en essayant de partager au maximum. Je vois vraiment Musica comme un outil de convergences et de collaboration globale : on a des partenaires qui mettent des moyens sur la table. C’est la première fois depuis 1998 qu’on co-produit des spectacles avec le TNS ! C’est à cet endroit-là qu’on est juste.

« Je veux que Musica soit un outil de définition de la culture. »

Voyez-vous Musica comme un trait d’union entre les pratiques et structures ? Le festival a-t-il une position de pivot ?
Oui, même au-delà des champs artistiques. Il y a deux choses qui m’intéressent profondément : la destruction des catégories et des genres en musique par exemple. J’ai tendance à aller vers des genres qui sont difficilement classables, à essayer de rendre floues les limites entre la pop et le savant. C’est presque le cœur de mon projet, de mon projet de vie. Musica pourrait être un festival qui dépasse la question musicale, qui aura été créé sur l’idée musique – qui est une grande idée – mais qui devra ouvrir la question des genres musicaux, s’ouvrir à la jeunesse – comme on le fait cette année avec Mini Musica –, s’ouvrir à certaines marges – la noise qui est pour moi un emblème –, ouvrir le débat et la réflexion. Cette année, ce qui manque ce sont les expositions, on n’a pas encore trouvé les relais de collaboration, mais ça va venir. Pour que ça marche, il faut aller au-delà de la musique. Les réponses aux questions que se pose la musique, elle ne les trouvera pas dans la théorie musicale, elle les trouvera sur d’autres terrains. C’est vers là que nous devons aller.
Je veux que Musica soit un outil de définition de la culture : on ne sait pas ce que c’est que la culture. On peut dire que c’est l’histoire artistique, c’est l’histoire des représentations et des modes d’appréhension de ces modes de représentation depuis le XVe siècle… De l’autre côté, on peut être plus pragmatique, à l’anglo-américaine, en disant que la culture c’est ce qui se produit là, à l’instant zéro et qui concerne la représentation, la projection de l’être humain dans sa société, et donc c’est aussi le rap… On a ces deux grandes définitions qui luttent encore, moi c’est ce qui m’intéresse théoriquement : j’essaye de trouver cette définition à l’échelle d’une ville.

100 cymbals Ryoji Ikeda Percussions de Strasbourg
100 Cymbals, de Ryoji Ikeda avec les Percussions de Strasbourg, le 17 septembre au Hall Rhin. Photo : Henri Vogt

Plus de genre, plus de catégorie… ne craignez-vous pas que Musica perde en lisibilité ?
À propos du pluridisciplinaire, Roland Barthes disait que ce n’était pas simplement mélanger les disciplines mais les faire s’entrechoquer, quelque part, pour qu’elles explosent et qu’elles en créent une nouvelle. Moi, mon enjeu, entre les catégories et les définitions de la culture, c’est de faire jaillir des catégories, pas des énormes catégories générales qui auront une validité économique, mais peut-être des catégories de l’entre-deux, des catégories éphémères… Faire en sorte que ces catégories ne soient pas construites sur du substrat formel, artistique, réduites à des types d’écriture… Il faut qu’elles fassent rentrer des rapports sociaux. Pour moi, une catégorie artistique peut mêler des choses extrêmement différentes, mais qui se retrouvent sur un point social, économique, écologique, politique… C’est là que ça se joue. Aujourd’hui, on est tous un peu perdu, musicalement, même quotidiennement : où on va ? À quoi on se réfère ? Quels sont les processus de légitimation ? Je me mets en position prospective, peut-être est-ce un peu prétentieux, peut-être que la programmation de Musica est encore trop conventionnelle…

En quoi serait-elle trop conventionnelle ?
Beaucoup de choses ne sont pas encore possibles dans le croisement des scènes, dans notre capacité à mettre en dialogue des artistes qui viennent de terrains très différents, on le fait, mais j’aimerais bien aller plus loin.

Est-ce plus facile de faire dialoguer des artistes de la jeune génération ?
Je ne suis pas sûr. L’ancienne génération nous a montré que c’était possible et l’a réalisé. Chez les jeunes, les divisions subsistent. Dans le monde de la musique, on a des processus, des chemins d’éducation qui sont tout de même assez conservateurs et très peu expérimentaux.

Aria Da Capo musica Séverine Chavrier
Aria da Capo, de Séverine Chavrier, théâtre musical le 30 septembre au TNS. Photo : Louise Sari

C’est un défi qui vous avait été donné – et dont toutes les structures culturelles parlent : le renouvèlement des publics. Votre public a-t-il changé ?
Je l’ai vu changer par rapport à ce que j’ai connu lorsque j’étais étudiant. On a fait un bilan. On sait que le public global en 2019 s’est renouvelé de 60% par rapport à 2018. On n’est pas control freak sur les données, mais c’est tout de même intéressant. À ce jour et cette année, bien entendu, on vend moins de places par rapport à l’année dernière – même si on n’a pas à rougir –, mais on observe la même chose. Je dirais que 50% des gens qui ont pris des places sont des gens qu’on n’a pas vus l’année dernière ou qui sont venus pour la première fois l’année dernière. On est sur de bons rails mais il faudra continuer à alimenter la réflexion et les propositions, et pour ça, il faudra que Musica ne soit pas qu’un festival. Il faudra dépasser la musique et travailler à l’année. On va annoncer de nouveaux projets en 2021 : peut-être qu’on va se mettre ensemble avec d’autres structures pour produire une médiation juste et adaptée dans des quartiers, y lier des résidences d’artistes, des logiques d’animation de lieux. On pourrait imaginer que Sonic Temple sorte de Musica, ou y reste, mais qu’il devienne un événement partagé avec d’autres acteurs locaux. Mini Musica pourrait aussi être déplacé à un autre moment, un autre endroit… Le tout en gardant la forme festival sur deux semaines. Sans oublier cette idée à laquelle nous tenons de faire programmer des spectacles par le public… C’est le début d’une construction de quelque chose.
On peut aussi se poser la question d’un lieu pérenne, qui avait été posée à la précédente municipalité. On pourrait habituer un lieu d’où l’on puisse activer la médiation, le travail social. On le désire fortement.

« Si vous vous emmerdez à écouter Spotify, Deezer et que vous tournez en rond sur vos playlists, faites une petite cure de Musica, vous allez écouter des choses que vous n’avez jamais entendues et que vous ne réécouterez peut-être jamais, mais ça changera vos perspectives ! »

Le social, est-ce votre rôle ?
Je pense que oui. Je voudrais que tout soit mélangé. L’art est un vecteur social et a vocation à faire du relationnel.

Que dire pour inciter le public à pousser les portes du festival ? Que peut-on aller voir cette année lorsqu’on ne connaît pas Musica ?
On a l’habitude de dire que la musique contemporaine est un lieu dans lequel il faut se perdre pour se trouver. On peut tenter, rentrer par n’importe quelle porte et s’en sortir. Si vous venez à Musica, c’est que vous vous interrogez sur votre écoute, que vous vous interrogez sur vos goûts musicaux et que vous êtes en recherche de nourriture auditive, audiovisuelle, c’est la chose fondamentale. Oui, on a beaucoup de choses bizarres, des projets un peu détonants, un peu difficiles parfois… Mais dans l’intégralité des projets, l’écoute est questionnée, travaillée, on ne sort jamais indemne de ça.
S’il faut donner des points d’entrée précis, ils sont aménagés dans la programmation, l’Ensemble intercontemporain qui vient jouer les arrangements de Klaus Nomi, c’est une voie d’entrée. J’invite aussi à aller voir Simon Steen-Andersen, même si on le connaît très peu et surtout très peu en France, tout ce qu’il fait est euphorisant, drôle et très accessible. Le point d’entrée théâtral est intéressant : Aria da Capo de Séverine Chavier, pour moi, c’est une baffe. Je n’ai pas vu une pièce de théâtre aussi puissante depuis quelque temps. Elle est jouée par des adolescents non professionnels, étudiants au Conservatoire, qui ont fait un travail de plateau assez long ; ils jouent de la musique et parlent de la vie avec leurs mots. Il n’y a pas de prétention à faire un grand concert, c’est très spontané, et d’autant plus beau. Et de manière plus triviale je dirais : si vous vous emmerdez à écouter Spotify, Deezer et que vous tournez en rond sur vos playlists, faites une petite cure de Musica, vous allez écouter des choses que vous n’avez jamais entendues et que vous ne réécouterez peut-être jamais, mais ça changera vos perspectives ! Je crois beaucoup à cette idée de relation éphémère extrêmement intense.


Festival Musica, du 17 septembre au 3 octobre 2020, à Strasbourg, mais pas que…
Programmation complète et billetterie : festivalmusica.fr
QG du festival (billetterie, informations et boutique), 7, place Saint-Étienne, du mardi au samedi de 10h à 18h


Propos recueillis par Cécile Becker
Portrait Stéphane Roth : Christophe Urbain