Terrasser le monstre

Après Thyeste en 2018, le metteur en scène Thomas Jolly fait monter sur la scène du TNS un autre monstre : Le Dragon d’Evgueni Schwartz. Une satire fine et caustique du pouvoir totalitaire, qui permet de déployer tout le potentiel spectaculaire du théâtre.

Après Le Radeau de la méduse de Georg Kaiser en 2017 et Thyeste de Sénèque en 2018 (magnifique et sidérante variation sur la monstruosité), Thomas Jolly, comédien, metteur en scène et artiste associé revient au TNS avec une pièce de l’auteur russe Evgueni Schwartz (1896-1958). Écrite en 1943, elle commence comme un conte : une petite ville est terrorisée depuis des lustres par un dragon qui, entre autres, demande chaque année le sacrifice d’une jeune fille. Schwartz y dénonce très clairement tous les totalitarismes de son temps, nazi comme stalinien. Une accusation œcuménique que la censure soviétique a assez peu goûté, puisque la pièce a été censurée dès le lendemain de sa première. Au-delà de l’aspect politique, Le Dragon est aussi, pour reprendre les mots de Thomas Jolly, « une machine à jouer très luxuriante où le rire tient une place très cynique ». Une pièce de choix pour le metteur en scène qui n’aime rien tant que mettre en œuvre les artifices du théâtre pour donner matière à penser.

Une satire fine et caustique du pouvoir totalitaire qui permet de déployer tout le potentiel spectaculaire du théâtre. © Nicolas Joubard

Comment avez-vous rencontré cette pièce ?
Entre 2003 et 2006, à l’époque où j’étais à l’école du TNB à Rennes – avec un certain Stanislas Nordey comme directeur (rires) – je me souviens avoir lu Le Dragon, Le Roi nu et L’ombre d’Evgueni Schwartz et d’avoir rangé les pièces dans ce que j’appelle ma besace imaginaire, où je mets des textes qui me plaisent, me questionnent, m’inspirent et dans laquelle je pioche souvent. En prenant mes fonctions à la tête du Quai à Angers (Centre Dramatique National, ndlr) en janvier 2020, et avec ce virus qui a bouleversé nos vies, je me suis demandé ce que je pourrais raconter face à cette réalité qui dépasse la fiction, quel récit il était possible de porter. Je suis retourné voir ces pièces et me suis dit que Le Dragon serait un juste éclairage, une alarme, sur les délitements de ce qui peut faire humanité. C’est important d’écouter ce que Schwartz a à nous nous dire, qui plus est dans une année électorale où ce qui fait humanité n’est pas vraiment ce qui est porté dans les discours. 

Cela signifie-t-il que le contexte dans lequel s’inscrit le texte et sa réception ont pesé dans votre choix ?
Je tiens d’abord à dire que je ne souscris pas du tout à l’idée que nous vivons actuellement dans un régime totalitaire ! Il ne s’agit surtout pas pour moi d’alimenter la dissension et les fractures de notre société. On ne peut pas ignorer le contexte dans lequel Schwartz écrit ce texte car il en livre une vraie analyse, et dénonce les mécanismes du système totalitaire, quel qu’il soit. Il utilise le motif du conte pour dénoncer tout système totalitaire, qui vient corrompre ce qui fait humanité. Il n’y a pas de dénonciation contextuelle, Schwartz est beaucoup plus intelligent que ça : il déplace et dépasse le contexte temporel et géographique dans lequel il écrit. C’est plutôt une réflexion générale sur nous autres, les peuples, nous autres, les humains. 

Qui est ce dragon ?
Justement, ce que nous dit Schwartz, c’est que le dragon est une énergie. Ça vaut pour le monstre comme pour l’homme providentiel, car face à lui nous avons le bien-nommé Lancelot. La monstruosité et le courage ne sont pas une incarnation, Ce sont des forces qui s’insinuent dans toutes les couches de la société. Ce que nous dit Schwartz, c’est que le monstre n’est pas le seul responsable du malheur, et attendre l’homme providentiel n’est pas une solution. On peut faire ici le parallèle avec le Discours de la servitude volontaire de La Boétie, pour qui le pouvoir totalitaire ne prospère qu’avec la coopération volontaire, involontaire, inconsciente même de la population. Nous sommes responsables de notre devenir politique, c’est important de le dire.

Écrit en 1943, par Evgueni Schwartz, Le Dragon commence comme un conte. © Nicolas Joubard

Il y a deux parties distinctes dans le texte, et presque deux genres littéraires aussi…
Il y en a beaucoup ! Schwartz s’amuse des genres littéraires, et offre un éventail délicieux et très théâtral. Le Dragon est une pièce à machines, qui permet le déploiement d’une large distribution, d’effets scéniques et scénographiques. Le théâtre est ici porté très haut, et nous, derrière, devons assumer !
Schwartz dénonce des mécanismes politiques sous couvert de fable et, comme La Fontaine, va très précisément et pertinemment au cœur du sujet. Une fois que les personnages fantastiques ont péri dans la bataille, Schwartz se débarrasse de ces motifs pour un récit plus réaliste, nous laisse face à cette réalité, justement : une fois qu’on s’est débarrassé du tyran, s’est-on pour autant débarrassé de la tyrannie ?

Ce texte est un merveilleux terrain de jeu théâtral, comme vous le disiez : pour vous, c’est du pain béni !
Je crois très fort dans la force du théâtre, en ces capacités visuelles, performatives, scéniques. Je suis amoureux de tous les aspects du théâtre : le maquillage, les postiches, les machineries, la fumée, le son… Schwartz ne se bride absolument pas dans son écriture, et on développe cet univers magique. Par là, j’affirme un théâtre qui touche à la fois le cerveau mais aussi les yeux, les oreilles, le cœur, l’âme. Le théâtre est un outil avec beaucoup de facettes et c’est par là qu’il est opérant : il met en circulation la pensée. On doit se remettre en réflexion des sujets, ces questions doivent être posées – et je n’apporte jamais de réponse –, et tous les outils du théâtre permettent de brasser la pensée pour que, surtout, elle ne se fige pas. Faire humanité ensemble est un travail de tous les instants, et le théâtre ne sert qu’à ça.

Quel est votre rapport au monstrueux ?
Ça commence à se voir ? (rires) Les monstres sont mes personnages préférés car ils portent le théâtre. Le mot monstre vient de Monstrare en latin : c’est celui qui montre ou est montré. Pour certains comédiens, on parle de monstres sacrés. Et le théâtre doit montrer les travers, les failles, comme un miroir grossissant, une loupe sur nos humanités. Il rend superlatif les caractères : dans la vie, les monstres sont plus discrets mais plus dangereux. Richard III, Atrée (le monstre de Thyeste, ndlr), Médée, des monstres poussés au bout de leur « difformité », sont les personnages les plus théâtraux qui soient. Le monstre, c’est celui qui sort de l’humanité, qui dépasse les lois du faire ensemble. 


Le Dragon, texte Evgueni Schwartz, mise en scène Thomas Jolly
Du 4 au 8 février au Théâtre National de Strasbourg.


Par Sylvia Dubost