Politiques et puissantes,
l’histoire des corporations

Chez Zut, nous aimons l’artisanat et lui avons dédié un premier, puis un second hors-série, tous deux centrés sur le territoire de l’Eurométropole de Strasbourg. Territoire intéressant à deux égards : d’une part la concentration d’artisans y est conséquente, d’autre part, l’histoire de ces métiers est particulièrement riche. En témoigne l’existence des corporations durant le Moyen Âge. La ville en conserve d’ailleurs les traces (il suffit de lever les yeux et d’observer les poêles qui trônent encore sur certains immeubles).

Entretien avec Kristin Zech, assistante scientifique à l’Université de Darmstadt (Allemagne) qui rédige actuellement une thèse sur la perte du pouvoir politique et de visibilité sociale de certaines corporations de Strasbourg, Colmar et Sélestat.

Vitrail de la corporation de l’Ancre, 88.2006.0.9 – Musée de la Ville de Strasbourg – M.Bertola
Vitrail de la corporation de l’Ancre, 88.2006.0.9 – Musée de la Ville de Strasbourg – M.Bertola

Vous avez travaillé sur les corporations en Alsace entre le 14e et le 16e siècle, notamment à Strasbourg, l’artisanat faisait alors pleinement partie de la vie de la cité : comment expliquer ce pouvoir ?
À cette époque, les villes étaient le principal moteur de la vie économique. C’est là que prenaient place les différents marchés qui attiraient non seulement la population urbaine mais aussi la population rurale. Grâce à ses foires, à son « Kaufhaus » (douane) et à sa proximité avec le Rhin, Strasbourg attirait les commerçants des régions proches et lointaines. Surtout, le commerce de vin jouait un très grand rôle. Six corporations et des métiers bien plus nombreux encore y participaient : les bateliers, les tonneliers, les gourmets, les crieurs et mesureurs de vin, les aubergistes, les charpentiers de bateaux et les coltineurs de tonneaux.

Du fait de la puissance économique de la ville, artisans et commerçants dominaient la vie urbaine au Moyen Âge et ils possédaient tous des corporations. À Strasbourg, en 1444, on comptait 4 485 personnes (hommes et femmes !) dans les corporations en armes pour environ 6 000 personnes armées dans toute la ville et pour environ 17 000 habitants. Mais la majorité d’entre eux ne possédait pas le droit de bourgeoisie et n’avait donc pas le droit d’appartenir à une corporation de métier, car les deux aspects étaient liés.

Pourquoi ce fonctionnement était-il si ancré en Alsace ?
Le regroupement des artisans et des commerçants des villes dans des corporations de métier, et leur participation aux tâches militaires, politiques et administratives étaient très répandus surtout dans le sud-ouest de la partie germanophone du Saint-Empire . Dans de nombreuses villes comme Bâle, Zurich, Fribourg, Spire, Cologne ou Nördlingen, les corporations et les métiers qui les composaient étaient politiquement très puissantes. L’Alsace n’était donc pas une exception, mais elle s’intégrait parfaitement dans le contexte politique et culturel de l’Empire auquel elle appartenait. De plus, les villes en Alsace avaient acquis une forte indépendance. Strasbourg, en tant que ville libre, et les villes d’Empire (par exemple, Colmar), du fait de l’éloignement avec leur seigneur (l’empereur) étaient très autonomes et elles en profitaient largement.

Quelle était alors la corporation qui disposait le plus de pouvoir ?
La plus grande corporation à Strasbourg était celle des jardiniers avec 6 poêles et 690 membres en 1444. La même année, la plus petite était celle des marchands de sel (35 membres). Un règlement du Conseil respecté jusque dans les années 1460 établit la corporation des marchands au sommet de la hiérarchie, juste devant les boulangers. Au plus tard, à partir du 16e siècle, la corporation des bateliers était la corporation la plus prestigieuse et puissante, venaient ensuite les corporations des marchands et des bouchers. Les corporations liées au commerce étaient donc plus prestigieuses que celles des artisans. La situation est similaire à Colmar : les corporations qui comptaient le plus de membres étaient celles des viticulteurs et des agriculteurs, mais la plus puissante était celle des marchands, comme à Strasbourg.

mmeuble de la tribu des Bateliers (corporation de l’ancre) sur lequel on peut encore voir les angelots et des mascarons représentant les saisons. Jusqu’en 1973, le bâtiment était surmonté par une petite tour qui servait de phare aux bateliers. © Eurométropole de Strasbourg
Immeuble de la tribu des Bateliers (corporation de l’ancre) sur lequel on peut encore voir les angelots et des mascarons représentant les saisons. Jusqu’en 1973, le bâtiment était surmonté par une petite tour qui servait de phare aux bateliers. © Eurométropole de Strasbourg

Quel était le rôle des corporations à cette époque ? Défendre « l’artisanat » ? Négocier ensemble les prix d’achat des matières premières ?
Au Moyen Âge et à l’époque moderne, les corporations remplissaient des fonctions très différentes les unes des autres. Les corporations politiques rassemblaient les artisans et les commerçants, elles regroupaient des métiers différents les uns des autres. De fait, elles participaient à l’élection des membres du Conseil, à la prise de décision politique ainsi qu’à la sécurité militaire et policière de la ville. Chaque corporation devait contribuer à la défense de la ville, voire participer aux expéditions militaires ; à cette fin, elle possédait des armes et des armures. Elle devait par ailleurs aider à lutter contre les incendies et effectuer des tours de guet dans la ville ; elle formait donc une forme de police avant l’heure.
Les corporations politiques étaient des lieux d’exercice de la bourgeoisie pour les artisans et commerçants, mais aussi pour les femmes qui avaient le droit d’y adhérer et pour tous ceux, quel que soit leur métier, qui voulaient en devenir membre pour des raisons personnelles, politiques, etc. Au sein des corporations politiques, les métiers possédaient une fonction régulatrice pour les activités professionnelles. Chaque métier disposait de son tribunal. Les affaires du métier se réglaient ainsi en interne.
Le maître de la corporation ou les maîtres de chaque métier faisaient entendre la voix des artisans lors des réunions du Conseil urbain, ou, a minima, pouvaient parler au nom des artisans ou des commerçants et ainsi défendre et maintenir leurs droits en usant de moyens juridiques ou administratifs. Les corporations prenaient en charge l’apprentissage, déterminait les règles de production et de commercialisation (nombre d’heures de travail, taille des pièces, prix de vente, etc.).

« Il ne faut pas oublier que les métiers et corporations jouaient un rôle essentiel dans l’intégration des nouveaux arrivants puisque les migrations étaient nombreuses, y compris à cette époque. »

Le métier ne fixait pas seulement les salaires et les prix de vente, il permettait aussi l’accès au marché puisqu’il décidait de qui pouvait adhérer ou non. Or, on ne pouvait pas pratiquer le métier sans être pénalisé si l’on n’était pas membre d’un métier et de sa corporation.
Enfin, il ne faut pas oublier que les métiers et corporations jouaient un rôle essentiel dans l’intégration des nouveaux arrivants (les compagnons itinérants par exemple) puisque les migrations étaient nombreuses, y compris à cette époque. Le sceau de la corporation/métier, sa bannière, sa vaisselle, son mobilier, ainsi que le poêle permettait d’identifier le métier et de créer un sentiment d’appartenance au groupe. Le métier assurait la sociabilisation de ses membres dans le cadre du poêle, représentait une famille de substitution et un point d’attache religieux. Les membres du métier assistaient au baptême des enfants, aux mariages et aux funérailles ; ils participaient aux processions religieuses et achetaient pour l’occasion de beaux et grands cierges. Bon nombre de métiers fondaient une confrérie religieuse. Celle-ci assurait aux membres défunts un enterrement digne et un lieu de sépulture, elle priait ensuite pour le salut de leur âme. À l’époque, il n’existait pas de sécurité sociale. C’est pourquoi la confrérie finançait un lit à l’hôpital pour les malades ou compensait la perte de salaire en cas de grossesse.

Les artisans participaient à la politique de la ville : quelle(s) décision(s) pouvaient-ils prendre ? Ce pouvoir vient-il justement de leur pouvoir économique ?
À Strasbourg, le Conseil était composé des patriciens (Constofler) et des représentants des corporations élus pour un an, puis, à partir de 1463, pour deux ans. Le Conseil avait des fonctions législatives et juridiques. Néanmoins, de nombreuses décisions étaient préalablement étudiées en commission (par exemple, les affaires internes à la ville). Mais pour appartenir à ces commissions, il fallait aussi être élu. Là encore, les corporations des commerçants dominaient ; d’ailleurs, la plupart des Ammeister (qui jouaient un rôle semblable à celui du maire aujourd’hui) en était issue. Mais au fond, les représentants des corporations étaient compétents pour toutes les questions locales et leur voix avait un poids réel. Leurs droits politiques et leur pouvoir découlaient certainement de leur poids économique, tout comme de leur importance dans la vie politique, militaire et administrative de la ville.

Emblème de la corporation des boulangers. Photo : C. Paccou
Emblème de la corporation des boulangers. Photo : C. Paccou

Comment expliquer le déclin de ce pouvoir ?
Le rôle des corporations comme acteur politique dans les villes fut modifié à partir du 16e siècle. Le pouvoir se concentra encore davantage entre les mains des commerçants, les corporations furent davantage contrôlées par des acteurs extérieurs (les Oberherren à Strasbourg) et elles perdirent de leur autonomie. Les droits politiques des corporations et des groupes de compagnons, par exemple le droit de posséder leur propre tribunal ou leurs propres règlements de travail étaient de moins en moins compatibles avec l’absolutisme croissant. Malgré l’annexion par la France en 1681, l’économie strasbourgeoise resta liée à l’espace germanique jusqu’à la Révolution française. Or, on voit apparaître dans l’Empire de nouveaux centres économiques et de nouvelles régions de production.
Les villes dominantes d’Allemagne du Sud au 16e siècle, comme Strasbourg ne faisaient plus partie des villes les plus dynamiques aux 17e et 18e siècles, tandis que les résidences princières gagnaient en importance. La politique économique et financière dont le but était une balance commerciale positive (mercantilisme), tout comme les mutations du système productif (essor des manufactures, utilisation des machines, division du travail) firent le reste. Au 18e siècle, on transmettait aussi de moins en moins le métier aux apprentis ou à ses propres enfants, de sorte que l’idée d’un emploi sûr ou d’une tradition familiale n’était plus d’actualité. Ces divers facteurs conduisirent à l’abolition des métiers et des corporations traditionnels en France en 1790 et dans les États allemands au 19e siècle.

D’anciennes armoiries de corporations étendues dans la rue des Dentelles, à Strasbourg. Photo : C. Paccou
D’anciennes armoiries de corporations étendues dans la rue des Dentelles, à Strasbourg. Photo : C. Paccou

Aujourd’hui, le rôle des corporations est plus symbolique, parfois même inexistant, sont-elles vouées à disparaître ?
J’avoue que j’ai réfléchi un moment pour savoir de quelles corporations vous parliez. La « Zunft » (corporation) est un terme utilisé pour désigner les associations de métier historiques. La « corporation » d’aujourd’hui correspond probablement à la « Innung » allemande, qui est née d’un autre contexte et qui remplit des fonctions différentes de celles de la corporation d’autrefois. Déjà au Moyen Âge – comme je l’ai déjà évoqué – le concept pose problème. La corporation désignait à la fois l’association (professionnelle) des membres d’un métier et la corporation politique. Personnellement, il me semble préférable, pour éviter toute confusion, d’éviter le mot « corporation » pour les associations de métier qui existent en Alsace et en Moselle à cause de l’annexion de l’Empire allemand en 1871 et du droit local qui en découle.


Propos recueillis par Cécile Becker
Images remises par l’Eurométropole de Strasbourg