Refaire culture,
à Strasbourg

Cela ne fait pas de doute : depuis des mois, malgré une situation extrêmement difficile due au Covid-19, les acteurs de la Culture ont fait preuve d’inventivité, de souplesse, de pugnacité et de conviction. Où en sont-ils ? Leurs stratégies pourraient-elles poser les bases d’une nouvelle place de la Culture dans la Cité ? On peut toujours rêver… en tout cas, s’en inspirer. Quand la culture se réinvente…

Rappelez-vous le confinement, il y a seulement quelques mois. Jamais nous n’avons eu autant envie et besoin de culture. Paradoxalement, jamais la culture n’a été dans une situation aussi difficile. Ses acteurs ont pourtant tout fait pour étancher notre soif, malgré la fermeture et réouverture tardive des lieux accueillant du public. Ils ont aussi tout fait pour soutenir les artistes, en ont profité pour toucher d’autres spectateurs. En clair, ils étaient plus que jamais à leur place dans la Cité. Voici un court panorama, non-exhaustif évidemment, de leurs situations, de leurs actions et de leurs envies pour demain, que la crise a en partie nourries. Si pour certains elle est une catastrophe, pour d’autres – notamment ceux dont les subventions constituent l’essentiel du budget –, elle est aussi l’occasion d’explorer de nouvelles pistes.

Illustration : Nadia Diz Grana

Joëlle Smadja
Directrice de Pole-Sud

« Certains ont décidé de tout changer, d’autres de ne rien changer, nous, nous sommes un peu au milieu. » Certes, il y a eu, comme dans toutes les salles, les annulations-reprogrammations-réannulations qui ont coûté beaucoup de temps et d’énergie aux équipes. Et ce n’est pas fini. Avec 44 spectacles, la saison est plus chargée que d’habitude, certaines représentations seront sans doute annulées, ne serait-ce que parce que des artistes étrangers ne pourront se déplacer. Aussi et surtout, le confinement a été une période d’intense réflexion, sur la façon d’aider les artistes, de leur permettre de répéter, d’accueillir le public. Joëlle a alors demandé à 14 compagnons, chorégraphes et interprètes installés dans la région, de proposer pour l’ouverture de saison des formats qui fassent sens au regard de la situation. Programme(s) commun(s) articule une série de résidences, où plusieurs artistes viennent travailler en studio (ne pas pouvoir créer serait pour eux une catastrophe pour les saisons à venir) et des temps de présentation au public. Ce fut aussi l’occasion de revoir la place de ces artistes au coeur du théâtre, alors qu’ils sont souvent en situation de « dépendance » à l’institution. Le matin de la conférence de presse, justement, toute l’équipe a fait une séance de stretching avec le chorégraphe en résidence, déjeune désormais avec les artistes tous les midis. Et toujours dans un souci de meilleure compréhension, ceux-ci seront invités à assister à des rendez-vous avec les tutelles.
— Programme(s) commun(s) Épisode nuit, le 16.10
Our Daily Performance de Giuseppe Chico & Barbara Matijevic, les 3 et 4.11
www.pole-sud.fr

Gaël Chaillat
Comédien, performer, metteur en scène intermittent

Avec sa compagnie Les Châteaux en l’air, qui intervient dans l’espace public avec les habitants, Gaël Chaillat n’a pas travaillé depuis six mois. « Il y a des gens qui bossent, ça dépend de ce que tu fais. Il y a eu les appels de la Ville et la Région, mais nous n’avons pas de répertoire, donc pas de possibilité pour nous. » Une création au Maillon, un projet sur le Danube en avril et juin sont tombés à l’eau. Étonnamment (ou pas), la communication avec les interlocuteurs – tutelles, salles de théâtre – a été plus facile et agréable, car « tout le monde était là ». La compagnie doit organiser des ateliers à partir de novembre, mais le nombre de participants est limité à 10 personnes… « Ce n’est pas ce qu’on a envie de faire, mais on ne peut pas s’arrêter… alors on fait les choses à moitié et on en perd un peu le goût… » Le plus difficile c’est de ne pas pouvoir se projeter, et d’être replié sur soi… Pour lui, le circuit court serait une piste à creuser également dans le domaine culturel, « pour retrouver le rapport social aux gens qui nous entourent. Peut-être que notre boulot c’est de créer une dynamique de rencontre entre les gens. » Pour ne pas oublier que le théâtre est un espace public, et que celui-ci « se réduit partout comme peau de chagrin ».
Facebook : deschateaux.enlair

Marie Linden
Directrice générale de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg

L’effectif de l’orchestre compte 110 musiciens. Impossible aujourd’hui pour lui de jouer en formation complète : la distance entre les musiciens ne peut être respectée. « On peut aller jusqu’à 60-70 musiciens, donc on ne peut pas jouer tout le répertoire post-romantique. Mais ces concerts, on les reporte, on n’est pas embarrassé. » Marie Linden est philosophe. Jouer en plus petite formation permet aussi de sortir plus aisément de la salle Érasme au PMC. Les contraintes sanitaires rejoignent alors les préoccupations d’aller au-devant de nouveaux publics (ces soi-disant « non-publics »). 25 concerts ont lieu cette saison à la Cité de la Musique et de la Danse, à l’Opéra, à l’Espace Django… souvent en configuration musique de chambre. Si la mission première de l’OPS est de jouer le répertoire symphonique et lyrique, au niveau local comme international, cette saison « c’est le rôle social qui sera accru ». « On a besoin de rassemblement autour d’artistes qui apportent du sens, de l’émotion, du plaisir et du bonheur. Le numérique a eu un rôle fondamental pendant le confinement, nous avons nous-même fait beaucoup de propositions, mais personne ne pourra faire croire qu’il peut se substituer au spectacle vivant. »
Midi de l’orchestre – Les couleurs des sentiments (Saint-Saëns, Bertrand, Causson), le 16.11 à l’Opéra du Rhin
Le violon de Ravel avec Renaud Capuçon, les 19 et 20.11 au PMC
www.philharmonique.strasbourg.eu

Stéphane Libs, cinémas Star Strasbourg © Pascal Bastien
Photo : Pascal Bastien

Stéphane Libs
Directeur des cinémas Star et Star Saint-Exupéry

Sévèrement impactés par la situation, comme toutes les salles obscures, les cinémas Star ont perdu plus de 50% de leurs spectateurs cette année. Les aides annoncées par Roselyne Bachelot le 23 septembre sont vitales. Mais au-delà de la conjoncture, les cinémas font face à un changement structurel. « 80% des salles françaises sont dépendantes du marché américain et chinois, explique Stéphane Libs. Aujourd’hui, les films qui ne veulent pas prendre le risque de sortir en salles – et vu les entrées, c’est compréhensible – peuvent se faire racheter par Netflix, Amazon, OCS ou Disney+… Grâce au coronavirus, l’utilisation des plateformes a grandi. On peut presque dire que la naissance d’un film se fait autant sur une plateforme qu’au cinéma. Nous, on pourrait s’en sortir avec les films prévus cet automne, mais comme les 80% autres ne pourront pas continuer à vivre s’il n’y a pas de sorties de films américains et de remise au chômage partiel [c’est aujourd’hui le cas jusqu’à la fin de l’année, ndlr], c’est tout le marché qui va s’arrêter… »
www.cinema-star.com

Chantal Regairaz
Secrétaire générale du Théâtre national de Strasbourg

On avait envie de revenir sur la Traversée de l’été, saison estivale que le TNS a programmé à la demande du Ministère. Des brigades contemporaines qui faisaient entendre des textes sur les places comme dans des Ehpad, des ateliers de pratiques artistiques, des visites du théâtre, des répétitions publiques, etc. La programmation, qui n’aurait jamais eu lieu autrement, a repris des formats existants, en a inventé d’autres, et a touché un public qui ne répond d’habitude pas présent… « C’est sûr qu’il y a une disponibilité des publics dans l’été », confirme Chantal Regairaz, mais ce n’est pas la seule raison du succès. Les gens avaient envie de sortir, les spectacles étaient gratuits, les partenaires disponibles. « Julien Gaillard [l’un des auteurs à avoir mené des ateliers, ndlr] a relevé que si le théâtre restait ouvert sans le cyclope qu’est la représentation [qui canalise toutes les énergies, ndlr], cela crée un autre rapport avec le public. » Un rapport qui n’est pas celui de la consommation, et que permet ce temps… où l’on a du temps. « La Covid aura rendu visible l’intérêt que porte la population à des actes de création. Il faut aussi garder en tête les pratiques numériques. Tout cela va certainement faire naître d’autres choses. »
Mithridate, texte Racine, mise en scène Éric Vigner, du 7 au 19.11
Les Serpents, texte Marie Ndiaye, mise en scène Jacques Vincey, du 25.11 au 4.12
www.tns.fr

Jean-François Mugnier
Coordinateur du Syndicat Potentiel

C’est sans doute le plus détendu de tous. « Se réinventer », le mot d’ordre contemporain, le Syndicat connaît. « On a déjà eu une suite de crises depuis la vente de l’immeuble en 2016 [il était alors installé rue des Couples, nldr], rappelle Jean-François Mugnier. On a mis beaucoup d’énergie à retaper le nouveau lieu à nos frais, il a fallu payer un loyer plus cher, et se poser un tas de questions sur la façon de se positionner dans l’espace et d’interagir avec un nouveau quartier [le Neudorf, ndlr]. » Quand la Covid est arrivée, ça leur a limite fait des vacances… Ils avaient déjà rompu avec l’exposition comme format principal : « On organise des rencontres entre artistes et chercheurs, des workshops, des RDV autour de projections vidéo, des lectures-performances, une résidence de co-création dans le quartier des Écrivains à Schiltigheim, où les artistes font un projet avec des personnes rencontrées sur place. » À venir, une exposition dans les porte-affiches des boutiques du quartier (qui marche même en cas de confinement). Et la situation des artistes ? « On sait que ¾ d’entre eux sont dans une grande précarité et une pluriactivité. Pour eux, la situation est difficile, mais je pense qu’ils ont plus de capacités que les salariés à développer des formes d’autonomie et à résister. » Et de rappeler qu’il y a eu « pas mal de dispositifs pour essayer de les aider, même si les critères ne sont pas toujours adaptés. Des artistes ont bénéficié de l’aide du Frac, qui a pris dans son budget pour des résidences à domicile. L’Eurométropole a voté 200 000€ pour des acquisitions d’oeuvres qui vont atterrir à l’Artothèque et au MAMCS. »
Espaces affectifs, promenade extime en différé avec Cynthia Montier, jusqu’au 31.10, également dans l’espace public
— Exposition Odylus, en résidence sociale et artistique contemporaine, jusqu’au 24.10
— Collectif topoi, exposition/activations urbaines, jusqu’au 24.10
syndicatpotentiel.free.fr

Pierre Chaput
Directeur de l’Espace Django

Comme beaucoup, l’équipe s’est échinée au printemps à garder le lien avec publics, artistes, partenaires, grâce aux médias numériques, avant de privilégier une programmation en extérieur. « On a développé ce qu’on faisait, puisqu’on considère la salle comme la base arrière d’un projet au sein du Neuhof. On a donc repris les déambulations et les raids, les concerts aux fenêtres, la fresque participative. » Et accueilli une dizaine d’artistes en résidence dans la salle, un peu plus que d’habitude. « On a aussi fait trois concerts captés, on s’est essayé aux concerts numériques. Cela permet au public de voir un concert et aux artistes d’avoir un document filmé, de relier les besoins des uns aux envies des autres. » Depuis septembre, la salle accueille environ 150 personnes assises au lieu de 400 debout. Un choc qu’elle peut encaisser car la subvention constitue 80% de son budget (contrairement à La Laiterie, où la proportion est inversée). Ici comme ailleurs, on attend quand même des pouvoirs publics un peu de visibilité, pour pouvoir s’organiser. « Mais c’est difficile… Les acteurs musicaux sont particulièrement pénalisés, il faut qu’on nous dise si toute la saison ce sera assis-masqués. » Point positif : « Avec les autres acteurs culturels, on ne s’est jamais autant parlé. Pourquoi ne pas réfléchir plus largement ensemble à des stratégies voire des politiques culturelles. C’est encore un peu tôt car on est dans la gestion du court terme. Mais il faut réfléchir à la façon de faire de cette crise une chance. » Et de replacer la culture au centre de tout. « Après la Culture pour tous, la Culture par tous, il faudrait la culture partout. On y pense déjà dans les lieux éducatifs et médico-sociaux, on pourrait avoir des lieux de permanences artistiques dans des logements, des bureaux, dans les entreprises. Les acteurs privés pourraient se saisir de la culture par d’autres biais que par le mécénat, en accueillant par exemple pendant un an, un artiste associé dans leur entreprise. »
— Quartier libre : Django Blind Test, le 22.10
— CinéDjango : Miraï, ma petite soeur, le 8.11 à 17h30
— Concert Laake – Orchstraa, le 19.11
www.espacedjango.eu


La Laiterie

La situation est particulièrement compliquée pour la salle rock, qui accueille essentiellement des concerts debout – toujours interdits –, et fonctionne avec 75% de budget propre. Face à l’absence de visibilité sur les conditions sanitaires, elle a choisi de programmer malgré tout. Sur le site Internet, un festival de concerts annulés ou reportés, et quelques concerts assis, par des artistes qui assument ce choix. La jauge passe alors de 870 places – un nombre déjà insuffisant pour pallier le prix d’achat des concerts de plus en plus élevé – à environ 150. Une partie de l’équipe est d’ailleurs toujours au chômage partiel. Coup dur pour une salle qui programmait parfois quatre concerts par semaine…


Des tarifs à la baisse

La crise économique ayant impacté tout le monde, Le Maillon et le TJP ont choisi de revoir leurs tarifs à la baisse. Le tarif plein est désormais à 12€ dans les deux salles, à 8€ seulement pour le tarif réduit au TJP et le dernière minute au Maillon. Certaines autres salles regrettent l’absence de concertation sur cette question. « On aurait pu faire une tarification commune, pense Chantal Regairaz, secrétaire générale du TNS, ç’aurait été un geste fort. »


Par Sylvia Dubost