Covid-19 et après ? :
les commerçants

Entre le 17 mars et le 11 mai 2020, la France s’est mise sur pause pour tenter d’endiguer le virus du Covid-19. Difficile de mesurer les conséquences de cet arrêt et de la crise sanitaire sur la culture, le commerce, le monde de l’entreprise… À l’échelle de la région Grand Est (qui est aussi le territoire sur lequel se penchent les différentes éditions du magazine Zut), nous tentons de réunir des témoignages pour dresser un tableau choral des pensées, expérimentations, tentatives de construire demain. Deuxième épisode avec L’Entre’Pot, épicerie vrac et au poids à Haguenau, Huggy, dépôt-vente et brocante à Mulhouse, Decoburo, spécialiste de l’aménagement à Zellenberg, Curieux? et Curieuse!, concept-stores à Strasbourg et la librairie Quai des Brumes à Strasbourg.

Quels effets du confinement, du déconfinement, de la crise sanitaire sur les commerces des villes ? Ici, Strasbourg "sans contact". Photo : Pascal Bastien

Comment cette situation, a-t-elle impacté, très concrètement, votre activité ? Vous êtes-vous réorganisé ? Comment ?

Julien Kinder et Fanny Scherer, propriétaires de L’Entre’Pot (Haguenau)
« La crise que nous venons d’affronter n’a pas été de tout repos ! Lors du confinement nous sommes restés ouvert et il a fallu s’adapter très rapidement. Nous avons appliqué des règles d’hygiène strictes et nous n’acceptions plus les contenants des clients. Nous proposions également des livraisons dans le secteur de Haguenau et alentours, ainsi qu’un service drive. Tous cela nous a permis de maintenir notre activité à flot et ainsi continuer à payer nos charges fixes et les fournisseurs. Nous n’avons perçu aucune aide. »

Gaëtan Beaudrey, gérant de Huggy (Mulhouse)
« L’impact est principalement financier. Depuis le déconfinement, ma trésorerie est la même, sauf que j’ai perdu deux gros mois d’activité. Je me suis réorganisé en faisant de la vente sur internet, cela me permet de rentrer au moins un peu d’argent. »

Lionel Klintz, directeur commercial de Decoburo (Zellenberg)
« Le confinement n’a provoqué que des décalages de livraisons et de facturations. Sinon, concernant le chiffre d’affaires, nous n’avons pas trop été impactés. Par chance, nous avions fait de très bons chiffres les deux mois précédents le confinement. Grâce à ça, nous n’avons pas eu besoin de tiers. Nous avons placé nos employés en chômage partiel durant un mois et demi, nous les faisions travailler à la demande, lorsqu’il fallait livrer. »

Les restrictions sanitaires ont-elles changé votre activité ?

Patrick Verchot, gérant des boutiques Curieux ? et Curieuse ! (Strasbourg)
« Il n’y a pas de grande différence, en dehors du port des masques et du gel hydroalcoolique. Au début, certaines mesures étaient préconisées pour les vêtements, mais c’est trop compliqué à gérer pour un indépendant. Certaines grandes chaînes interdisent carrément les essayages, mais ils ont des politiques de retours et de remboursements que nous ne pouvons pas adopter. Automatiquement, c’était plus compliqué pour nous de mettre tout en place. C’est ingérable de laisser les vêtements en quarantaine lorsqu’on a très peu de quantité. Si je mets des vêtements en quarantaine, je ne peux pas vendre au client suivant. »

« Il y a un trou dans la caisse que l’on n’arrivera pas à combler, même si l’activité a bien repris dans la dernière quinzaine de mai. »
– Patrick Verchot

Arnaud Velasquez, gérant de la librairie Quai des Brumes (Strasbourg)
« On demande aux gens de se passer les mains au gel hydroalcoolique en entrant et de ne pas trop toucher les bouquins. Ou plutôt de toucher ce qu’ils ont vraiment envie de prendre, on essaie de limiter. Très franchement, les gens font vraiment attention. Les commandes en ligne ont vraiment augmenté, on le voit, c’est incroyable. Je pense que c’est clairement lié à l’épidémie, ça évite de se déplacer pour rien. Par exemple les personnes plus âgées appellent pour qu’on leur prépare la commande, ils la récupèrent et ils s’en vont, en un minimum de temps. Ce sont des choses qui risquent de rester, dans les commerces on en discute beaucoup. »

À quoi a ressemblé et ressemble aujourd’hui votre quotidien ?

Fanny Scherer, de l'épicerie vrac et au poids L'Entre'Pot à Haguenau. Photo : Estelle Hoffert

Julien Kinder et Fanny Scherer, gérants de L’Entre’Pot (Haguenau)
« Depuis le déconfinement nous acceptons à nouveau les contenants des clients mais cela engendre de travailler davantage. Nous désinfectons chaque contenant avant que le client puisse le remplir et nous limitons l’accès à 2 personnes à la fois. Nous passons notre journée à désinfecter et à inviter les clients à se désinfecter les mains ! »

Gaëtan Beaudrey, gérant de Huggy (Mulhouse)
« Depuis la reprise, je dois être à plus 30 ou 40%. C’est beaucoup, beaucoup de boulot. J’ai énormément de passage et un nombre important de clients qui me ramènent du matériel. Je dirais que l’après confinement est plutôt bon pour moi. Lorsque ça va, il faut aussi le dire. »

Lionel Klintz, directeur commercial de Decoburo (Zellenberg)
« Notre quotidien n’a pas réellement changé. En revanche, la seule différence est que pendant le confinement, on avait beaucoup moins de rendez-vous avec les clients à la maison, avec les architectes et les fournisseurs. Par ailleurs, ça nous a permis de faire tout ce que l’on n’avait pas le temps de faire en temps normal. »

Arnaud Velasquez, gérant de la librairie Quai des Brumes (Strasbourg)
« On a un sens de circulation dans le magasin, ce n’est pas la géographie habituelle du magasin et c’est pénible. Quand on rentre, on se heurte tout de suite à cette immense barre de tables, ce n’est pas accueillant. Enfin… on a toujours bossé dans un joyeux foutoir de circulation. Nous avons beaucoup de monde dans une période qui normalement est calme, mais ça, c’est tant mieux…C’est la rançon du succès ! »

Qu’est-ce qui vous inquiète le plus ?

Julien Kinder et Fanny Scherer, propriétaires de L’Entre’Pot (Haguenau)
« Nous sommes plutôt sereins. Par rapport à ce qu’il s’est passé aux élections municipales, je trouve qu’il y a une prise de conscience plus écologique venant de notre population. Espérons maintenant que ça porte ses fruits. Les mentalités changent dans le bon sens. »

« Les gens redécouvrent qu’acheter à côté de chez soi c’est sympa, que les liens sociaux avec les commerçants sont importants et que les commerces de proximité ne sont pas des lieux aseptisés. »
– Arnaud Velasquez

Patrick Verchot, gérant des boutiques Curieux ? et Curieuse ! (Strasbourg)
« Il n’y a pas grand-chose qui m’inquiète. Les clients sont revenus directement après le 11 mai et on a repris un rythme normal. J’ai un concept et un emplacement qui font que les gens qui viennent ici sont des habitués. La plupart des marques que je vends ne sont pas vraiment représentées ailleurs. Après, il y a un trou dans la caisse que l’on n’arrivera pas à combler, même si l’activité a bien repris dans la dernière quinzaine de mai, dû à la frustration des clients de ne pas avoir pu acheter. On a fait appel aux aides du gouvernement, pour autant, l’année ne sera pas aussi bonne que les autres. »

Arnaud Velasquez, gérant de la librairie Quai des Brumes (Strasbourg)
« S’il y a une deuxième fermeture, ce sera compliqué à gérer. Les soutiens étatiques ne seront pas forcément les mêmes. Et puis ça entretient un climat de peur, je crois que ça c’est l’une des choses qui m’angoisse le plus. Une espèce d’avenir où l’on va élever les gamins en leur disant de pas faire de bisous à leurs copains et copines. Les ados, c’est l’époque où ils découvrent l’autre, désormais c’est avec le masque. Je suis de la génération du sida, ce n’était pas funky, mais la protection a existé on va dire. Là, pour les gamins c’est plus compliqué. J’ai peur qu’à long terme ça crée une génération paranoïaque, ou d’angoissés chroniques. »

Patrick Verchot, gérant des concept-stores Curieux? et Curieuse à Strasbourg. Photo à retrouver sur la page Facebook de la boutique.

Y aura-t-il eu, selon vous, des points positifs, des choses à conserver ?

Gaëtan Beaudrey, gérant de Huggy (Mulhouse)
« Je vous avouerai que je ne me suis pas vraiment posé la question. Ce que ça change pour moi, avant ou après, je serai toujours à l’étroit… Amazon sera toujours là et fera toujours autant de profit. Je ne sais pas… Joker ! »

Arnaud Velasquez, gérant de la librairie Quai des Brumes (Strasbourg)
« Les gens redécouvrent qu’acheter à côté de chez soi c’est sympa, que les liens sociaux avec les commerçants sont importants et que les commerces de proximité ne sont pas des lieux aseptisés. Il y a aussi eu des beaux moments pendant cette crise, par exemple des personnes âgées qui, curieusement, ont découvert que les petits jeunes en-dessous étaient bien gentils d’aller faire les courses et les petits jeunes, qui se sont rendu compte que finalement, les personnes qui criaient au-dessus à cause du bruit sont très sympas. J’espère que les gens se rendent compte que c’est important de discuter avec les autres, d’aller vers l’autre. J’espère aussi qu’on va se rendre compte qu’on peut prendre le temps de faire les choses, que ça ne sert à rien de speeder. »

Comment envisagez-vous la suite, de manière pragmatique et réaliste ? à quelle échéance vous-projetez-vous ?

Julien Kinder et Fanny Scherer, propriétaires de L’Entre’Pot (Haguenau)
« L’avenir est plutôt paisible pour nous. Aujourd’hui, une nouvelle personne intègre l’équipe. Notre objectif est de proposer plus d’ateliers DIY [do it yourself, ndlr] une à deux fois par mois. On en proposait avant et avec la crise sanitaire, nous ne pouvons pas reprendre pour le moment car l’espace n’est pas forcément adapté. On attend les nouvelles directives du gouvernement à la rentrée. »

Arnaud Velasquez, gérant de la librairie Quai des Brumes (Strasbourg)
« Cette période nous a vraiment appris quelque chose, c’est à voir sur quinze jours, pas beaucoup plus loin. On prend les choses comme elles viennent, car on avait prévu plein de choses pour le printemps, tout est tombé à l’eau, les chiffres se sont effondrés. Il faut au moins un cycle d’un an pour voir où on va en être financièrement. »

Comment rêvez-vous la suite ? Qu’espérez-vous ?
Êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste ?

Julien Kinder et Fanny Scherer, propriétaires de L’Entre’Pot (Haguenau)
« On espère que le vrac se démocratise de plus en plus. Moi (Fanny Scherer), je baigne dedans depuis six ans. Au début, je passais un peu pour une extra-terrestre. Maintenant, c’est dans l’air du temps, mais j’aimerais que tu puisses aller chez ton boucher avec ton contenant, sans paraître ridicule. Que ce soit une manière presque banale de faire ses courses. »

Patrick Verchot, gérant des boutiques Curieux ? et Curieuse ! (Strasbourg)
« Optimiste, complètement ! Pendant le confinement, je savais déjà que ma clientèle allait revenir. Disons que chez Curieux ?, je ne travaille ni avec les touristes, ni avec le passage, puisque je suis dans une cour intérieure. Si on ne sait pas que je suis ici, on ne vient pas, alors le fait qu’il n’y ait pas de touristes, ça ne me pose pas de problème particulier. Je le ressens plus dans la boutique femme, Quai des Bateliers. Il y a beaucoup plus de passage puisque c’est un circuit touristique accueillant. Avant le quinze juin, il n’y avait pas d’Allemands, on remarque la différence depuis la réouverture des frontières. »


L’Entre’Pot, 5, rue du Fossé des Tanneurs à Haguenau
Curieux?, 6a, quai Kellermann à Strasbourg
Curieuse!, 4, quai des Bateliers à Strasbourg
Huggy, 38, rue des 3 Rois à Mulhouse
Decoburo, 4 Schlossberg à Zellenberg


Propos recueillis par Ludivine Weiss
Photos Pascal Bastien, Estelle Hoffert