Le goût des racines

Originaire de Strasbourg, parfumeur depuis 30 ans, Antoine Lie a travaillé pour l’industrie du luxe avant de reprendre son indépendance. Et de privilégier une démarche artisanale, en quelque sorte, puisqu’elle revendique authenticité, qualité des matières premières et respect du terroir.

Photo : Alexis Delon / Preview
Antoine Lie © Alexis Delon / Preview

Antoine Lie démarre son parcours chez les mastodontes Givaudan et Takasago. Deux des dix grandes entreprises qui se partagent le marché de la parfumerie versant industrie. Et créent les parfums des marques de luxe (rares sont les parfumeurs maison)… Antoine Lie travaille alors pour Armani, Ralph Lauren, Versace ou Kenzo. Parallèlement, il suit dès 2008 quelques chemins de traverse, s’acoquinant avec les premières maisons « de niche ». Les perfumistas se souviennent de ses créations pour Comme des garçons, du pied de nez Rien et du sulfureux Sécrétions magnifiques pour État libre d’Orange, dont le nom vaut programme. En 2019, il prend son indépendance, crée Aloe – Antoine Lie Olfactive Experience. On le retrouve chez Eris, récemment chez les Indémodables, Maison Trudon… ou la Strasbourgeoise Serena Galini. Avec comme maître-mot la liberté de création et le goût des belles matières.

Vous avez choisi d’être un parfumeur indépendant, à rebours de l’industrie. Comment avez-vous pris cette décision ?
J’étais parfumeur dans de grandes maisons, j’ai occupé des postes importants. J’étais très content, des gens rêveraient de ce métier, mais je me suis demandé pourquoi j’étais là… J’ai eu une sensibilité aux odeurs très tôt. Vers 12-13 ans, j’ai lu un article sur le métier de parfumeur, quand ils parlaient de leur métier cela me faisait rêver, j’avais l’impression qu’ils étaient des artistes, inspirés par des histoires, des mythes, libres de créer, sans marketing. J’ai toujours cette vision-là. Mais quand j’ai intégré la parfumerie dans les années 80, c’est le moment où s’est opéré un gros changement. C’était devenu un business, et le parfum un produit de commodité. La créativité n’était plus le maître-mot, il s’agissait de vendre vite, bien, avec beaucoup de profit. Je suis un bébé de cette nouvelle parfumerie qui a vu arriver les tests consommateurs. Les gros groupes sont là pour faire du fric, ils sont obnubilés par les actionnaires et les chiffres mais ne se disent jamais qu’ils pourraient investir dans de belles matières… La qualité est souvent pitoyable dans les créations des marques de luxe, qui sont passées d’un parfum tous les cinq à six ans à un parfum par an, plus les flankers. En 1984, il y a eu 17 lancements de parfums. Aujourd’hui il y en a plus de 1 000. J’ai fini par dire non, je voulais faire les choses autrement, avec une certaine authenticité, prendre du plaisir et revenir à un parfumeur qui incarne sa création.

Quels sont vos rapports à Strasbourg ?
C’est ma ville, mes racines, mes références. J’ai grandi à l’Esplanade, dans les années 70, à une époque beaucoup plus insouciante. On pouvait partir des journées entières à vélo, on jouait à la Citadelle, à La Robertsau. J’ai été très structuré par les odeurs de nature. Entre six et treize ans, on partait tous les week-ends dans les Vosges avec des amis, et j’y ai énormément de souvenirs olfactifs, des odeurs brutes, très naturelles : terre, silex, pin, résine, fumée car on faisait des feux de camp. Dans mes créations, je sollicitais beaucoup ce type d’odeurs, très puissantes, très enracinées, comme le vétiver, le patchouli, les épices. Je ne raffole pas trop des fleurs, et en me remémorant ce que j’ai vécu dans mon enfance, je m’aperçois que j’étais très peu entouré de fleurs.

La notion de terroir a-t-elle du sens en parfumerie ?
Oui, absolument. Ce qui est très intéressant, c’est que dans ma démarche de devenir parfumeur indépendant, je me suis rapproché de producteurs indépendants. Je travaille avec L’Atelier français des matières, et grâce à eux je peux côtoyer des producteurs, des agriculteurs qui font pousser les plantes à parfum : lavande, sauge, immortelle… On s’est rendu compte qu’il y avait une similitude entre le terroir des vins et des plantes à parfum. Selon l’altitude, l’orientation et l’irrigation, l’odeur de la lavande sera différente alors que les parcelles sont très proches. Le vétiver de Java est plus fumé, plus terreux que celui d’Haïti, considéré comme plus noble. Et on ne peut pas uniformiser la fleur d’oranger : le terroir ressortira toujours. C’est comme une carte d’identité. Dans les gros groupes industriels, on vous impose pourtant certains ingrédients. C’est comme si vous imposiez des produits à un chef…

Vous avez travaillé avec la maison strasbourgeoise Serena Galini pour la création du parfum Égide. Il est lié à la ville : de quelle manière ?
Mon rêve était de créer un parfum qui illustrerait Strasbourg. Dans les DNA, j’ai appris qu’il y avait ici une parfumerie artisanale, avec une approche différente. J’ai rencontré Isabelle Weiss [gérante de Serena Galini, ndlr]. Je suis partie de l’histoire de ce noble du XVIIe siècle, à l’époque de la peste et du choléra, qui a fait venir apothicaires et astrologues pour mettre au point un élixir de protection pour sa fille. Une preuve d’amour qui a de quoi inspirer un parfum ! Isabelle Weiss m’avait donné non pas la formule exacte, mais une liste d’ingrédients supposés composer cet élixir. Certains sont toujours présents en parfumerie, comme le thym, beaucoup d’épices, l’encens, le cuir. Je voulais parler d’une histoire vraie, qui a laissé des traces en termes d’ingrédients, dont je pouvais donner une interprétation, plus moderne. Égide, c’est le bouclier le Zeus. Un parfum qui vient de quelque chose d’authentique, pas d’un délire marketing, pour Strasbourg, pour l’Alsace, pour un endroit qu’y m’est cher et dont j’ai envie de me rapprocher.


Aloe – Antoine Lie Olfactive Experience – www.al-oe.fr
Égide, parfum d’Antoine Lie, chez Serena Galini – www.serena-galini.com


Propos recueillis par Sylvia Dubost
Photo Alexis Delon