Karl Lagerfeld,
une journée de tristesse

19 février. Une alerte du Monde, puis une autre de Libération, et… immédiatement, des centaines et centaines d’ « hommages » rendus sur les réseaux sociaux. Au même moment, à Arte, un déjeuner rempli d’émotions avec Catherine Le Goff, chargée de programmes, qui a notamment produit les documentaires de Loïc Prigent.

Karl Lagerfeld @ Olivier Roller
Karl Lagerfeld sous l'œil d'Olivier Roller. Ce portrait a été publié dans le livre édité par notre société Chicmedias et consacré aux photographies d'Olivier Roller : Visage. Mis à nu.

Journée étrange ce 19 février. Depuis plusieurs jours, un soleil printanier gratifie Strasbourg : douceur de vivre et terrasses de café bondées. Les plus téméraires ont quitté leurs collants quand d’autres ont gardé leur écharpe de circonstance. L’hiver est encore là. En ce mardi matin, le ciel est exceptionnellement triste.

Le temps d’enfourcher mon vélo et de rejoindre le siège de la chaîne Arte pour un déjeuner informel. J’ai rendez-vous avec Catherine Le Goff, chargée de programmes, dont je suis avec intérêt et admiration les films et notamment ceux produits avec Loïc Prigent, son compère de longue date. Elle me l’avait d’ailleurs présenté lors sa venue à Strasbourg deux ans plus tôt dans le cadre d’une interview et d’une rencontre à la Librairie Kléber.

Il est 13h sur le seuil de la porte de la chaine franco-allemande, Catherine m’accueille avec élégance, mais son visage est fermé. Karl Lagerfeld est mort. La nouvelle vient de tomber. « On se rappellera de ce déjeuner, n’est-ce-pas ? » annonce-t-elle. Comme si elle savait qu’il y aurait un avant et après. Le Kaiser. Ce personnage iconique qui incarne justement la double culture franco-allemande et qui résonne particulièrement entre les murs de la chaîne européenne.

Dans la cantine, les collaboratrices et collaborateurs de la chaîne manifestent leurs condoléances et les sms pleuvent sur le smartphone de Catherine. Étaient-ils proches ? Je me le demande. Je réalise au fil de la discussion qu’une seule rencontre avec le maestro de la mode suffit pour être marqué à jamais.

En réalité, ce sont quatre rencontres entre Le Goff et Lagerfeld, dont la première sur le tournage d’émissions dans le cadre d’une programmation spéciale Fashion Week sur Arte. Lagerfeld devenu pour l’occasion speaker, enchaînera les enregistrements dans ses deux langues, le français et l’allemand. La mise en scène est réduite mais les mots claquent : « Il n’avait pas vu les films que nous lui avions envoyé, mais en connaissait certains bien sûr. Je me souviens de son lancement : “Et tout de suite Belle de Jour, avec une Catherine Deneuve encore toute neuve” ! ». Le verbe est mordant.

On évoque les sublimes documentaires réalisés avec Karl Lagerfeld et produits par Arte. Il y a d’abord eu Signé Chanel sorti en 2005, dans lequel Loïc Prigent plonge dans les coulisses de la maison : des premiers croquis aux essayages en passant par les ateliers. La grande valse d’avant-défilé. Ce film marquera un tournant dans la carrière du journaliste et consolidera ce lien indéfectible avec le directeur artistique. Le téléphone à nouveau : Loïc, justement. Il est dévasté mais les mots de Catherine semblent l’apaiser. Les anecdotes de tournages, les répliques légendaires du Kaiser et les situations délicieusement ubuesques reviennent à l’esprit.

On apprend que Karl Lagerfeld a dessiné jusqu’à la veille de sa mort. Sa disparition évoquée d’ailleurs dans un autre documentaire produit par la chaîne, Karl Lagerfeld se dessine, est radicale, à la question de Loïc Prigent qui l’interroge sur le lieu pressenti pour son enterrement, il répond : « Brulé, jeté, fini ! J’ai horreur d’encombrer les gens avec les restes. À un moment il faut disparaître. J’admire les animaux de la forêt qu’on ne retrouve pas quand ils sont morts… » Une réponse glaciale tout en continuant à dessiner avec les feutres, aquarelles et ombres à paupières disposés sur sa table.

Ce film intime tourné dans sa librairie mythique de la rue de Lille est réalisé à la manière d’un autoportrait touchant et ironique. Il est sans doute le plus fort de sa collection. Karl Lagerfeld se livre comme il l’a rarement fait, sous l’œil attendri de Loïc Prigent, indéniable admirateur, le laissant se raconter à travers des esquisses. Ses dessins, c’est un peu le prolongement de son âme. Ils lui ont valu de nombreuses récompenses « À l’époque les couturiers étaient obligés de savoir dessiner, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Les premières dames d’atelier savaient reconnaître le moindre détail à partir d’un dessin », explique Catherine Le Goff.

Pour l’heure, la mode est orpheline et pleure Karl Lagerfeld, il laisse derrière lui une œuvre remarquable. Et comme il aimait citer Egon Schiele, il peut désormais « se réveiller du rêve de la vie ».

> Lire notre rencontre, à nouveau dans les locaux d’Arte, avec Loïc Prigent


Soirée hommage à Karl Lagerfeld,
vendredi 22 février 2019 à partir de 22h30 sur Arte.
Karl Lagerfeld se dessine (2012) suivi de Signé Chanel (2005)
version 52’ (5 petits films de 26’ sont disponibles sur arte.tv,
jusqu’au 25 février 2019).


Par Caroline Lévy