La "jeune cuisine" passe à table

Elles et ils sont au four et au moulin, comprendre, aux fourneaux et aux manettes de leur restaurant ou à leur compte. Zut a réuni la nouvelle génération de toqués de cuisine de Strasbourg pour parler crèmeries, tripes et cuisine interne…

Olivier Meyer, Carole Eckert, Antoine Kuster, Guillaume Besson, Agata Felluga, Anouk Bonnet. En bas : Romain Creutzmeyer, Xavier Jarry, Bérangère Pelissard, chefs et cheffes © Alexis Delon / Preview
En haut, de gauche à droite : Olivier Meyer, Carole Eckert, Antoine Kuster, Guillaume Besson, Agata Felluga, Anouk Bonnet. En bas : Romain Creutzmeyer, Xavier Jarry, Bérangère Pelissard. Photo : Alexis Delon / Preview

Bérengère Pellissard  et Carole Eckert
— Victimes de leur succès, elles auraient préféré rester discrètes… on les aura fait sortir de leur Comptoir à manger. Un duo au resto comme à la ville, un menu unique qui révèle le panache naturel des produits.

Guillaume Besson
— Lui est en cuisine, son camarade Jean-Baptiste Becker du Lycée hôtelier Alexandre Dumas est aux quilles. Ils tiennent Les Funambules, fraîchement auréolé d’une étoile. Sur le produit, entre épure et twists d’ailleurs.

Olivier Meyer
— Chef itinérant, il a ouvert son labo, Kuirado. Il y cuisine, reçoit d’autres cuistos au gré de leurs besoins et mène des ateliers à destination d’entreprises (notamment). Une cuisine radicale – sur le fond comme sur la forme.

Agata Felluga
— Après Pascal Barbot, Alain Senderens et Inaki Aizpitarte, elle a choisi Strasbourg et le regretté Jour de Fête. Aujourd’hui, elle aspire à plus de promiscuité et d’intimité en cuisinant à 4 mains (en cheffe invitée) et pour des groupes de rock.

Anouk Bonnet et Xavier Jarry
— À La Dame de Pic, elle était directrice de salle, il était chef. En 2016, il décide de revenir dans la région qui l’a vu naître et, ensemble, ils ouvrent La Fabrique à Schiltigheim. Une cuisine de saison élégante.

Antoine Kuster
— Ancien du Crocodile et de Chez Julien à Fouday, il est désormais chef et gérant du Bistrot d’Antoine. Son assiette ? Bourgeoise, généreuse et, disons-le, carrément viandarde.

Romain Creutzmeyer
— Il a été chef garde-manger au Buerehiesel, a officié avec sa compagne Stéphanie au golf d’Illkirch. Tous deux ont jeté leur dévolu sur Le Colbert à Cronenbourg. Cuisine technique et gourmande.


 

Ce sujet, on l’a fantasmé des mois durant : réunir les jeunes chef.fe.s et patron.ne.s autour d’une table et orchestrer une discussion sur ce qui fait le sel de la cuisine d’aujourd’hui. Ce sujet, c’est Romain Creutzmeyer qui nous l’avait suggéré sans le savoir, par messager interposé. Au hasard d’un portrait de Xavier Jarry publié dans nos pages, on avait découvert que le chef du Colbert tentait régulièrement de réunir ses jeunes pairs pour des repas cuisinés à 4 mains. On avait pressenti que derrière ces réunions informelles se dessinait une sorte de nouvelle tribu qui, au-delà d’officier dans une même ville, partageait des valeurs, une vision, des envies.

La « jeune cuisine », comme a choisi de la nommer le guide/festival Omnivore, est composée d’expériences et de goûts parfois aux antipodes, qui se complètent. Loin de se voir comme des concurrent.e.s, elles et ils ont la sensation de faire partie d’un mouvement qui remet le bon sens au cœur de l’assiette et l’instinct au centre de leur démarche. Quelque chose de fondamentalement humain et serein, malgré une culture qui tend à starifier (plus volontiers les hommes, on y reviendra, les cuisiniers et, qui plus est, les cuisiniers de la capitale).

Il fallait donc remettre les pendules à l’heure et, par la même occasion, s’énergiser en leur demandant d’apporter chacun un mets de leur choix. Il y eut une terrine, un foie gras, un pâté en croûte de légumes racines, des poireaux vinaigrette ou encore un saumon gravlax. Mais il y eut surtout beaucoup d’enthousiasme et de discussions enlevées. « C’est une fête quand on se retrouve ! » Ou, en v.o. : « C’est que nous aussi on aime se la coller ! »

Olivier Meyer, Carole Eckert, Guillaume Besson, Agata Felluga, Anouk Bonnet, Romain Creutzmeyer, Bérangère Pelissard © Alexis Delon / Preview

« Jeune cuisine », vraiment ?

« Ce terme “jeune cuisine” m’agace !, lance Agata Felluga. Ça voudrait dire qu’il y aurait une “vieille” cuisine et qu’on serait dans une forme de confrontation. Ce qui a changé, c’est que les guides Le Fooding et Omnivore ont fait de la nouvelle génération un mouvement homogène, avec ses codes et ses stars, soi-disant branchés… »

Ce qui relève du bon sens aujourd’hui, travailler avec les saisons et les producteurs locaux, était déjà valable hier. De leurs aînés, ils ont gardé l’esprit du goût, les gestes et la technique et se montrent redevables, « fascinés » même. « C’est grâce à cette transmission que ma vision de la cuisine et de la restauration est ce qu’elle est », affirme Antoine Kuster, complété par Guillaume Besson : « Réaliser un fond, faire des sauces, tourner un champignon, c’est la base et on en a tous besoin. Il y a néanmoins une chose qui nous a permis de travailler autrement, c’est l’amélioration technologique [exemple : le four vapeur, le Pacojet qui permet de réaliser toutes sortes de glaces ultra-rapidement, ndlr] qui divise les besoins en personnel. »
C’est en effet un point commun : tous travaillent seuls ou en couple, leur masse salariale est réduite et leurs établissements sont à taille humaine. Rien à voir avec les grandes maisons “d’antan”. À chaque enseigne sa patte et sa famille, réelle ou composée : « une question de confiance, de confort et de sécurité », explique Xavier Jarry. Ce modèle économique leur permet de moins s’attacher à l’espace en général et, peut-être, de prendre plus de risque. « Avant, on ouvrait rarement un resto avant 40 ans, rappelle Bérengère Pellissard. Peut-être qu’on se sent plus libres ? En tout cas, on est plus à l’écoute de nos envies. Mais c’est aussi l’époque qui veut ça. »

Bérengère Pellissard, comptoir à manger restaurant Strasbourg. © Alexis Delon / Preview
Bérengère Pellissard, cheffe du Comptoir à manger. Photo : Alexis Delon / Preview

Les femmes, oubliées ?

Anouk Bonnet, cheffe de salle de La Fabrique (et compagne de Xavier), raconte : « Il me semble que la starification commence avec Bocuse, mais elle a pris une autre tournure avec Top Chef. Depuis, ce sont les chefs qui incarnent leur restaurant. » Au risque d’éclipser celles qui ont aussi tout investi pour ouvrir leur adresse, y travaillent et supportent les sautes d’humeur de leur compagne ou compagnon en cuisine… (qu’hommage leur soit ici rendu !). « Machiste, la cuisine l’est !, confirme Bérengère. C’est clair que c’est plus difficile de se faire une place quand on est une femme. Mais ces derniers temps, on tomberait presque dans de la discrimination positive. »

La culture food suit l’évolution des moeurs. Le revers de la médaille, c’est qu’étant sauvagement tendance, on ne retiendrait de la cuisine que l’image et le prestige. Or, les horaires contraignants, le stress et la charge de travail font bel et bien partie du tableau. Résultat ? « Les jeunes qui sortent du lycée hôtelier ne savent même pas nettoyer et ne connaissent pas la réalité du métier, témoigne Antoine Kuster. Ils abandonnent rapidement. »

La formation : faire autrement ?

Xavier Jarry Antoine Kuster La Fabrique Le Bistrot d'Antoine Strasbourg restaurant. © Alexis Delon / Preview
Xavier Jarry et Antoine Kuster, chefs et patrons de La Fabrique et du Bistrot d'Antoine. Photo : Alexis Delon / Preview

Le seul salut : « mettre la main à la pâte. » Donc le travail de cuisinier qui, de leurs dires, se fait de plus en plus rare à la sortie de l’école. Certains vantent « la voie de l’apprentissage » : « c’est dans le faire qu’on apprend. » Eux ont fait et refait, parfois dans la douleur : les humiliations et autres brimades, parfois violentes, sont monnaie courante dans les coulisses de la voie lactée. On entend parler d’une purée ratée ingérée en totalité par un malheureux, de mises en place totalement refaites à quelques minutes de l’ouverture, de « coups de torchon », « d’insultes » ; la pression est telle que certains, dont Olivier Meyer, ont préféré quitter les grandes cuisines pour se mettre à leur compte. « J’ai été puni, humilié, frappé aussi, c’est sûrement pour ça que j’ai choisi de ne pas avoir de restaurant… quoique j’y reviendrai prochainement [avec des amis, il ouvrira un restaurant à la Manufacture des tabacs, ndlr]. Je pense que si une équipe est soudée, s’il y a une bonne ambiance et qu’on déconne, les coups de feu peuvent être mieux encaissés. »

Répètent-ils les mêmes travers ? La violence, non. Mais le stress reste communicatif :« Difficile de trouver le juste milieu », selon Xavier. Pour Bérangère,« c’est un métier particulièrement dur. Que tu sois fatigué, qu’il fasse chaud, que tu aies un coup de mou dans ta vie perso ou un service difficile avec des clients désagréables, il faut sortir une assiette, la plus parfaite possible. La cuisine, c’est un truc hyper personnel, tu y mets tes tripes alors tout se mélange et parfois ça pète. » « Et puis on le dit aux jeunes à l’embauche, précise Anouk, on n’a pas le temps de faire du social. » Romain Creutzmeyer ajoute, lucide : « Le problème aussi, c’est qu’on attend que les jeunes cuisiniers aient la même exigence que la nôtre, ce n’est pas possible. » Ils ont tous conscience d’être « un peu, voire carrément maso, allumés en tout cas ». Et Agata de compléter : « Allumés mais animés. »La passion.

La cuisine, chacun son style ?

Une passion qui prend tout : toute la place, tout le temps, toutes les discussions qui, bien avant qu’on ne s’en mêle ce soir-là, ne tournaient déjà qu’autour de ça. La cuisine. Les voyages, les lectures, les écoutes, les rencontres, tout est susceptible d’alimenter une assiette. De la cuisine comme mode de vie. Quelle cuisine ? « Celle de l’instinct et celle de l’instant, mais avec beaucoup de rigueur », résume Guillaume. Un savant mélange d’improvisations et de techniques, empreint d’influences, car les chefs, comme le dit Anouk, sont « voyageurs » mais en même temps très ancrés : ils travaillent tous en complicité avec les producteurs du coin. Le terroir avant tout. Romain plaisante : « La mode, là, c’est d’avoir une poule dans son jardin, ça devient dogmatique. Tout pour rentrer dans la marque Michelin. Va falloir se détendre à un moment… Je crois qu’en fait, il faut faire ce qu’on a envie de faire. »

Avec cette chance supplémentaire qu’en Alsace et à Strasbourg, les restaurants sont souvent remplis de gourmets curieux. Ici, la gastronomie est une affaire sérieuse : « L’Alsacien est bon vivant, il va plus facilement au restaurant », témoigne Guillaume. Bon vivant mais particulièrement exigeant. Une attitude globale des clients, sensibilisés à la bonne chère, qui participe à la pression en cuisine.

Des clients si “experts” que certains d’entres eux s’aventurent à critiquer durement (souvent sur Internet…) une cuisine dont ils ignorent les dessous et les contraintes. Pas le droit à l’erreur – si tant est qu’elle en soit une… Or, il serait de bon ton de se rappeler que manger bio, bon et local relève d’une démarche globale remettant l’humain au centre du système. On aurait presque tendance à l’oublier mais nos restauratrices et restaurateurs sont avant tout des femmes et des hommes… Étonnant !

Jean Walch, caviste Au fil du vin libre © Alexis Delon / Preview
Jean Walch, patron (et passionné) de la cave Au fil du vin libre. Photo : Alexis Delon / Preview

Le caviste Jean Walch (Au fil du vin libre) a arrosé notre équipe de gourmets de quelques quilles finement choisies. 

Maisons Brûlées (Paul Gillet), R2L’O, 2017 Rouge – 15,60 €
« Un assemblage Pineau d’Aunis, Pinot noir et Gamay. Il y a un côté poivré, épicé, très équilibré. Il y a ici une belle complexité sans aller sur quelque chose de très tanique ou de très alcoolisé. »

Vini Viti Vinci (Nicolas Vauthier) Coulanges la Vineuse, 2017 Rouge – 14,40 €
« Ce vin est conçu dans une partie de la région qui est considérée comme la sous-Bourgogne. Un Pinot noir d’une grande maturité et gourmand. Il n’a pas ce côté boisé typique du Pinot ; là, c’est de la dentelle. Et imbattable vu les tarifs pratiqués en Bourgogne… »

Les Bottes Rouges (Jean-Baptiste Menigoz), Gibus, 2016 – Rouge – 30 €
« Le Jura est une région qui a le vent en poupe car son climat est moins impacté par le réchauffement. Il y fait plus frais ce qui joue sur la buvabilité de ses vins. On est sur un cépage Trousseau : un grain dense mais soyeux, presque charmeur. »

Chahut et Prodiges (Gregory Leclerc) Nid de guêpes, 2017 Pétillant naturel – 15 €
« Un pétillant naturel sec – c’est rare – avec une grande vinosité, une belle profondeur et une grosse minéralité qui rappelle nos Riesling. »

Au fil du vin libre
26, quai des Bateliers à Strasbourg
03 88 35 12 09


Par Cécile Becker
Photos Alexis Delon / Preview